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             Le Danseur Fou

(Extrait de " L' insolite Mr Pembroc")

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Wolfgang Pembroc, Marchand de couleurs.j

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1

  Oscar adorait ce moment où l’ horizon, ayant englouti les derniers soupirs du soleil, se teintait d’ un voile pastel. On distinguait vaguement les falaises d’ Aurigny au large. La lande avait commencé à revêtir ses couleurs d’ automne et foisonnait comme une fourrure rousse sur les versants qui bordaient la mince charrière qui menait d’ Ecalgrain au nez de Jobourg. Le silence, à peine troublé par les ronchonnements du flot au pied des falaises, berçait les songeries de notre promeneur.

     C’est alors qu’ il aperçut ce curieux personnage, assis sur une borne de pierre. Il semblait lui-même égaré dans une profonde rêverie. Oscar ne l’ avait jamais rencontré sur la Hague auparavant. Il pouvait en être sûr tant la mise de l’ individu était originale. Un grand cache- poussière l’ enveloppait et un galurin en feutre, sans réelle forme, coiffait un visage parcouru par un réseau de fines rides. Une barbe de plusieurs jours mangeait ses joues « efflanquées ».

   Au bruit que fit Oscar, il tourna vers lui un regard malicieux qui brillait comme un feu follet.

«  Bonjour ! »

   Méfiant, l’ adolescent grommela un vague bonjour enroué, en retour.

Il s’ approcha un peu plus et remarqua que l’ inconnu n’avait d’ autre bagage qu’ une vieille besace en toile dont dépassait le coin d’ une vieille boîte en bois.

«  Vous êtes perdu ? »

   L’ Homme sourit.

«  J’ai un sol sous mes pieds et le ciel pour me conduire…Non, je ne pense pas être perdu ! Je cherche juste un endroit pour poser mes vieux os… »

 Curieuse façon de s’ exprimer ! Mais Oscar se sentit obligé d’ honorer la réputation d’ hospitalité des gens de la Hague.

«  Mes parents tiennent l’épicerie des dunes à Herqueville. Ils vous accueilleront … »

     Mais, d’ un geste de la main, le voyageur l’ interrompit.

«  Je ne cherche pas un toit pour la nuit. Il y a au bout de ce sentier une vieille masure qui paraît m’ attendre !

  • La cabane de Fine ! »

Oscar se mordit les lèvres. On lui avait pourtant souvent répété qu’ il parlait trop !

« Qui est Fine ? »

L’adolescent éluda la question. On ne parle pas de Fine…surtout aux étrangers.

 «  Mais elle est abandonnée et en ruines ! »

   Le vieillard se leva, non sans peine, en s’ appuyant sur un immense parapluie qu’Oscar n’ avait pas encore aperçu et se dirigea vers le sentier qui s’ enfonçait entre les ajoncs.

   Curieux, le jeune lui emboîta le pas. Ils n’eurent pas loin où aller. Un informe tas de pierres surmonté d’ un toit, en partie effondré, se détacha bientôt sur la pénombre qui s’ était installée. La maison de Fine ! Oscar sentit un trouble diffus l’ envahir au souvenir de la jeune femme qui remplissait , il n’ y avait encore que quelques temps, ces lieux de ses chants et ses danses. Une curieuse apparition de douceur sur cette lande âpre…

 Le vagabond s’ était arrêté. Il contemplait la boîte de fer blanc accrochée de guingois sur un piquet et qui n’ avait jamais attendu de courrier. De sa poche il sortit une poignée de sable qu’ il jeta dessus et reprit sa marche vers la masure désertée.

 La porte était entrebâillée et il entra sur le seuil. Le trou qui béait dans le toit laissait passer la lumière de la lune et éclairait un intérieur qui, malgré de nombreuses toiles d’ araignées, restait propet. Tout indiquait l’ ordre. L’ancienne occupante avait tenu à respecter un rangement charmant dans ce lieu, pourtant modeste, où le mobilier s’ avérait très réduit. Dans l’ âtre froid brillait un chaudron en cuivre. Le vieillard s’ avança dans la pièce unique et s’ assit à côté de la grande table de chêne. Il semblait ravi.

Oscar s’ approcha timidement.

« Vous comptez vous installer ici ? »

L’ Errant sourit.

« Mais bien sûr ! »

     Il tendit son doigt noueux vers le lit clos dont les portes étaient restées ouvertes.

«  Une invitation comme celle-ci ne peut souffrir de ne pas être honorée ! »

Oscar secoua la tête. Plus rien ne l’ étonnait, venant de cet insolite voyageur.

«  Je reviendrai voir comment vous êtes installé demain !

  • Bien sûr ! »

Oscar comprit qu’ il s’ agissait d’ un congé en bonne et due forme. Il tourna les talons et s’ en fut.

   En redescendant le sentier il s’ arrêta devant la boîte aux lettres. Elle rutilait, comme neuve ! Une inscription y était apparue :

                      «  Mr Wolfgang Pembroc

                          Marchand de couleurs »

 

 

 

 

 

Entracte :

   La nuit est étonnamment calme…mais pas dans sa tête !

Une tempête de douleur s’ y est accumulée et des éclairs la déchirent par saccades continuelles !

  Il hurle à la lune !

Ses doigts déformés déchirent son cuir enflammé !

Il ne danse plus ! Il court…il court

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​

 

 

 

2

       Oscar se leva tôt ce jour- là. La curieuse rencontre de la veille l’obnubilait. Le carillon de porte de l’ épicerie sonnait cependant régulièrement, le prévenant de l’ arrivée des premiers clients. Ses parents devaient déjà s’ affairer derrière le comptoir. Après une toilette de chat, il enfourcha sa vieille bicyclette et prit la route de la côte.

 La boîte aux lettres brillait d’ un beau bleu vif comme si on venait de la repeindre.

 La porte de la masure était grande ouverte et lorsqu’ il se présenta sur le seuil, la voix du vagabond l’ engagea à entrer. Le trou du toit paraissait moins grand mais il laissait passer assez de lumière pour éclairer le modeste séjour. Au bout de la table, la besace pendait, vide et le coffret qu’ elle avait contenu était ouvert. Il contenait de nombreux petits pots de verre emplis de poudres de toutes les couleurs.

   Au fond de la pièce, Mr Pembroc sirotait son café dans un grand bol émaillé.

«  Vous êtes matinal, jeune homme ! »

  Oscar haussa les épaules. On se lève toujours tôt en bord de mer ! Il avait du mal à détacher son regard de ce foisonnement chamarré.

«  Mon fond de commerce ! »

D’ un geste il invita l’ ado à s’ asseoir et remplit un second bol qu’ il glissa vers lui.

«  A qui allez- vous vendre ça, sur la lande ? »

    Le vieux émit un petit rire qui sonnait comme un grelot.

«  Les couleurs ne sont pas forcément faites pour être vendues… »

  Il se leva et s’ approcha de la besace dont il sortit un nouvel objet qu’il posa sur le linteau de la cheminée. Une clepsydre ! Dans le globe du haut flottait un liquide ambré. Curieusement, il ne s’ écoulait pas !

« Vous comptez mesurer quoi ? »

    Wolfgang Pembroc sourit à nouveau et lâcha cette étonnante réponse :

« Le temps qu’ il faudra ! »

   Sur ce, et sans plus d’ explication il déclara devoir s’ absenter pour faire ses ablutions au puit qu’ il avait repéré derrière la maison. Oscar resta seul.

Son attention s’ égara d’ abord de nouveau vers les fioles dont les miroitements de couleurs le fascinaient, puis elle s’ égara…tombant sur le grand « coupe -vent, assis en bout de table au dos d’ une chaise. Il revit la main de Pembroc y puisant un peu de poudre pour la jeter sur la boîte aux lettres, rouillée.

  Il s’ approcha de la vêture. Une appréhension inexplicable lui nouait la gorge et c’ est  une main hésitante qu’ il glissa dans la poche du vêtement. Déçu, il contempla le sable gris qu’ il venait de glaner et qui, déjà, filait entre ses doigts. Réflexe ou crainte ? Il chercha la clepsydre comme pour se rassurer. Le liquide ambré le narguait, refusant toujours de s’ égoutter.

   Mais Wolfgang Pembroc réapparut, s’ essuyant les mains. Il paraissait moins âgé qu’ Oscar l’ aurait cru la veille et sa longue chevelure blanche, libérée de tout couvre- chef lui conférait une solennité de vieux druide…

    Le vieil homme revint s’ asseoir face à lui et vrilla son étrange regard, couleur de mer sous l’ orage, dans le sien.

 «  Et si maintenant tu me disais qui est Fine ! »

   Oscar s’ étrangla. S’ il y avait bien un sujet dont il fallait éviter de parler…surtout avec des étrangers ! Mais, autour de lui, l’ air s’ étrécissait. Une pierre de Dolmen l’ écrasait. Perdu, il balbutia :

«Elle existe pas ! »

  Mais le regard du marchand de couleur se nuança de désapprobation. L’adolescent s’ entendit répondre, d’ une voix tremblotante.

«  C’est du moins ce que dit le père Gautier

  • Le Prêtre du bourg ?

  • Non. L’instituteur. Le curé c’est pire quand on parle de Fine.

  • Que fait- il ?

  • Il se signe »

 

 

 

 

 

 

 

  • ​

  • ​

Entracte:

Faire souffrir !

Ses pauvres membres déformés se tendent vers le ciel. Une bave acide ravine son menton. Il essuie d’ un geste maladroit, éclatant quelques bubons d’ où coulent un pu jaunâtre…

  • ​

Se venger…

Sur la lande, les ajoncs s’ écartent, révélant un champ où paissent des moutons.

Le goût du sang ! Ses gencives s’ irritent. Il salive…

  • ​

Se venger

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​         Pourtant, elle existe bien, Fine ! Elle a toujours existé. Ceux qui sont nés avant moi l’ ont toujours connue et ceux d’ avant aussi ! Mais elle n’ est pas vieille. Au contraire ! Elle est belle ! »

Pembroc sentait dans ce ton tous les premiers émois de l’ adolescence vibrer. C’était dit tellement simplement que cela s’ affirmait comme une vérité universelle.

« Ce n’ est pas une sorcière malgré tout. Elle s’ occupe de ses moutons qu’ elle lâche dans la lande et n’ importune personne. D’ ailleurs les gens d’ ici ne la craignent pas. Ils vont même la voir car on dit qu’ elle rend parfois de petits services…comme ça, sans contrepartie. Tout le monde l’ aime bien. Sauf le curé et l’ instituteur qui ne l’ ont jamais vue. Elle s’ arrange toujours pour ne pas les croiser.

  • Tu dis qu’ elle rend des services ?

  • Oui, de toutes sortes. Le vieux Secouard par exemple ! Il commençait à se faire vieux et il peinait avec ses vieux outils. Il lui en a parlé et elle lui en a donné des nouveaux tout neufs. Depuis il a l’ impression de ne plus sentir la fatigue. Tenez le Jacques Dethuit ! Ses moutons ne grossissaient pas. Elle leur a parlé et depuis ils sont beaux et forts. En plus lorsqu’ il les tond, la laine repousse trois fois plus vite. Ça lui permet de faire deux saisons en une …et j’ en passe de ces services qu’ elle connait. C’ est pour ça que, même si ses bêtes vont parfois brouter un peu chez les autres, personne ne lui en veut. Mais on évite d’ en parler car il y en a qui croient que c’ est une invention…

  • L’instituteur et le curé !

  • Oui.

  • Mais où est- elle, si sa cabane est vide ?

  • On ne sait pas. Elle a disparu. »

Les deux compères se turent. Oscar remarqua que le regard du vieux avait changé encore. Un regard gris, perdu dans les songes.

Finalement ce fut lui qui rompit le silence en reprenant son récit.

« Elle a commencé à changer quand les gens de Paris sont venus pour faire leurs conférences à Jobourg. Ils allaient construire une grande usine pour nettoyer les saletés des centrales nucléaires. Ils ont expliqué que cela apporterait de l’ argent à tous les villages mais qu’ ils avaient besoin qu’ on leur cède certains terrains. Dans un premier temps, les gens ont rouspété, puis certains ont accepté, alléchés par les sommes qu’on leur faisait miroiter.

   Fine, ça la rendait triste. Elle ne disait pas grand-chose mais elle voyait la mort sur la lande.

  L’ usine a été construite. Ceux qui avaient vendu ont reçu leur argent. Ceux qui ne voulaient pas ont été chassés par l’ utilité publique ». Les rancœurs se sont installées dans les bourgs entre les deux camps. Et un beau jour, Fine a disparu

  • Elle serait partie ?

  • Je ne pense pas. Le vieil Anselme qui tient l’ étendard des « contre » dit qu’ elle ne pouvait plus vivre à côté de cette usine de mort, cause qu’ elle est élémentaire

  • Une Elémentaire !

  • Oui. Il raconte n’ importe quoi. Elle est bien trop âgée pour aller à l’ école élémentaire ! »

Le petit bruit de grelot du rire du marchand de couleurs résonna de nouveau.

«  Je ne pense pas qu’ il voulait parler de l’ école ! » s’ esclaffa-t-il.

 

 

 

 

​

Entracte

      Partout autour de lui les carcasses ne bêlent plus. Un sang noir goutte le long de ses dents déchaussées…le sang des moutons !

     Mais la souffrance n’ est pas éteinte. Elle tourne, virevolte en lui comme un stupide papillon de nuit…

  Il lui faut plus pour apaiser l’ effroyable souffrance qui le consume…

 Le mal !

 Il doit faire le mal ! Le répandre sur cette misérable humanité qui a pourri sa chair. Il doit se nourrir de son effroi !

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4

    L’ épicerie des dunes affichait une physionomie de vieille boutique rassurante au milieu des pierres grises des autres demeures. Sa façade en bois jaune resplendissait à l’ entrée du village. Oscar en poussa la porte qui réveilla le carillon et s’ effaça pour laisser entrer Wolfgang Pembroc.

 C’ était une honnête petite épicerie de campagne. Un large comptoir avec ses bocaux remplis de bonbons colorés et au bout la machine à couper le jambon. De hautes étagères grimpaient vers le ciel, hissant fièrement vers ces nues des collections de bocaux, de conserves. A gauche , un petit coin mercerie et à droite, à côté de le moulin à café, une petite porte qui permettait d’accéder, une marche plus bas, au modeste coin bistrot.

  Le père d’ Oscar trônait derrière le comptoir entre la caisse et la balance. Sa mère, perchée sur une échelle en bois rangeait des coupons de tissu.

Le marchand de couleurs ôta son chapeau pour les saluer. Mais personne ne lui répondit tant la discussion qui avait lieu les absorbait.

 En fait de débat, seul un petit personnage décrépi s’ agitait dans son costume de velours noir. Le père d’ Oscar, probablement coutumier de ces orages,  s’ affairait, torchon en main, autour de ses ustensiles de coupe qu’ il astiquait.

«  Et c’ est à cause de ces lâches là que ces marsouins se sont emparés de nos vies… »

    Le vindicatif petit vieux désignait d’ un doigt vengeur la salle de café où trois joueurs manipulaient leurs dominos, imperturbables. Pembroc n’ était pas pressé . En attendant que l’ épicier réalise qu’ il avait un client, il flânait autour des étagères.

« Vous ne me croyez pas mais je les vois bien de chez moi le soir quand ils amènent dans leurs camions, les tonneaux de la mort ! »

   Le commerçant haussa les épaules , peu convaincu.

« Et qu’ est- ce qu’ils en font de leurs tonneaux ? »

   Le colérique se tut un moment, sidéré de tant de manque de jugeotte puis reprit avec force  postillons.

«  Ils les embarquent…

  • Et pour quoi faire ? »

Oscar s’ était faufilé pour rejoindre le marchand de couleurs. Ce dernier plongeait un doigt gourmand dans une des jarres en grès pour licher un peu de crème fraiche. L’ado lui susurra : « C’est le père Anselme ! »

«  Mais pour aller les jeter dans la fosse des Casquets, té !  Ils empoisonnent la mer ! Tiens ! la preuve ! »

Le commerçant fit un saut en arrière, surpris lorsqu’ un Homard atterrit sur son comptoir, jeté par le belliqueux paysan qui venait de le pêcher dans son cabas.

L’ innocent crustacé agitait maladroitement ses pinces tentant vainement de se rétablir sur le ventre. C’était une belle pièce et le père d’ Oscar en félicita le vieux.

«  Belle pêche ! »

Exaspéré le « pêcheur » se martelait le front.

«  Mais vous trouvez ça normal, vous, un homard de cette taille ! »

Le bestiau, probablement vexé, agitait pinces et antennes en signe de désapprobation. La mère d’ Oscar, sur son échelle avait interrompu ses recherches pour examiner la bête. Elle émit un sifflement

«  Faut reconnaître… »

Wolfgang Pembroc qui avait déniché des croûtes de gruyère sous la machine à râper s’approcha, lui-même intéressé. D’ un doigt prudent il titilla une antenne du crustacé qui tenta de punir ce geste indécent d’ un coup de pince que le marchand de couleurs évita de justesse en retirant prestement sa main. Il se tourna alors vers le vieil Anselme.

«  Et vous l’ avez pêché où ? »

Il y eut un silence qui se répercuta jusqu’ au coin bistrot, ou le tintement des dominos cessa. Chacun venait de réaliser la présence de ce curieux personnage dans la boutique.

«  au pied de la falaise à Erquemoulin !... Mais vous êtes qui,vous ? »

Comme d’ habitude Pembroc ne répondit pas. Il se tourna vers l’ épicier et lui tendit une liste qu’ il accompagna d’ un sourire.

«  J’ aurais besoin de tout cela, s’ il vous plaît ! »

L’ épicier prit le papier machinalement.

Le vieil Anselme s’ était ressaisi .

«  Vous êtes de passage ?

  • Peut- être…

  • Voyage d’ affaires ?

  • Peut- être »

 Puis, comme si cette échange laconique n’ avait pas eu lieu, Pembroc se retourna vers le père d’ Oscar.

«  Vous voudrez bien rajouter une dizaine de kilos de gros sel, s’ il vous plait ! »

   Puis il revint vers le vieux paysan.

«  Vous savez où je pourrais trouver Mlle Fine ? »

  On aurait pu penser que la foudre s’ abattait sur l’ Anselme.

La porte de la boutique s’ ouvrit brusquement, affolant le carillon et rompant le malaise !

     Un gamin hirsute fit irruption.

«  Est-ce que le Jacques est là ? Faut qu’y vienne ! Y a eu un malheur. Tous ses moutons sont crevés ! »

 

5

        Les lueurs clignotantes du vieux Renault de la gendarmerie achevaient d’ ensanglanter le spectacle. La prairie était jonchée de carcasses déchiquetées autour desquelles les mouettes s’ acharnaient en poussant leurs grands gémissements perçants.

   Pembroc et Oscar, restés un peu à l’ écart contemplaient le désastre. Le balai des uniformes augmentait le lugubre de la scène. Devant eux, un peu plus loin, le Jacques, arraché à sa partie de dominos, figurait une statue de sel pétrifiée. Pas un mot, pas un juron ne dépassait ses lèvres qu’ on aurait dit soudées. De grosses larmes grises ravinaient son visage livide. Ses poings s’ ouvraient et se fermaient sporadiquement.

  «  Qui a pu faire ça ? »

 Oscar se tournait vers le marchand de couleurs, espérant peut-être que ce personnage déroutant aurait une explication.

 

    Pembroc marmonna. «  En tout cas ce ne peut pas être Fine ! »

Oscar trouva le propos stupide. Pourquoi serait-ce elle ?  Quelle idée saugrenue de relier la jeune femme disparue et cette effroyable boucherie !

Derrière les deux comparses une voix rauque abonda pourtant dans ce sens.

«Ça c’est sûr ! Ce n’ est pas son genre de reprendre ce qu’ elle a donné ! »

    Pembroc et Oscar se retournèrent. C’était le vieil Anselme qui les avait suivis.

 Il poursuivit

« Et pourtant je ne parierais pas qu’ il n’ y en aura pas d’ autre ! »

   Oscar, outré, haussa les épaules avec dédain. Oiseau de mauvais augure !

Il se tourna vers son nouvel ami, espérant vaguement un soutien. Mais le visage du vieux voyageur s’ était fermé. Il avait perdu ce petit sourire qui semblait toujours s’ être égaré au coin de ses lèvres. Au contraire, un pli sombre barrait son front !

 

 

 

 

Entracte :

     Il est là !

Pantelant, il s’ accroche au rocher qui le dissimule. Le sang des agneaux l’ a à peine apaisé et il cherche sa respiration en haletant comme un chien. L’ un des traitres est là, à quelques mètres de lui. Il hume l’ odeur capiteuse de sa souffrance…

   Mais ça ne saurait lui suffire ! Le tourment appelle encore plus d’ affliction !

 Et puis il y a tous les autres…

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6

       Oscar et Pembroc avaient regagné la masure de Fine et le marchand de couleurs s’ affairait maintenant autour de ses pots. Il avait dressé, sur la table, un éventaire de godets et répartissait ses pigments selon un dosage complexe qui n’ avait de sens que pour lui. Oscar l’ observait, fasciné.

  Les tons se mêlaient en une pâte qui à chaque nouveau tour de pinceau irisait une nouvelle couleur. Il s’ arrêta enfin et contempla son œuvre, visiblement satisfait.

  «  Nous devons trouver Fine ! »

  L’ ado ne saisissait pas bien le rapport entre la jeune fille disparue et le cauchemar qui s’ infiltrait sur la Hague mais l’ étonnant voyageur suivait assurément un chemin qui ne devait rien au hasard.

    Oscar hésitait à interroger le vieux mais,  finalement, sa curiosité le rongeant comme une dent douloureuse, il s’ y risqua.

«  Qu’ est- ce que Fine a à voir avec tout cela ? »

      Le marchand de couleurs s’ enfonça dans sa chaise en soupirant.

Un long moment de silence s’ écoula puis le vieux se ressaisit. Il rapprocha le godet dans lequel il venait de procéder à ce curieux mélange et fixa Oscar qui sentit que ce moment serait solennel .

« Il faut d’ abord que tu saches qui est Fine ! Ferme les yeux ! »

   Le jeune homme, plein d’ appréhension, lui obéit quand même. Il sentit le contact des doigts du marchand sur ses paupières. Une caresse huileuse qui déposait sur sa peau l’ étrange mélange.

«  Ouvre les yeux ! »

   D’abord, l’ ado cilla. Puis il écarquilla… sidéré !

La pièce avait changé. Ses dimensions s’ étaient accrues et les antiques murs de granit disparaissaient maintenant sous de lourdes tentures dorées qui jetaient, sur le modeste intérieur, des lumières rutilantes. Même le trou dans le toit avait disparu pour laisser la place à une magnifique verrière posée sur un entrelacement de fers forgés aux formes reptiliennes. Les pots d’ épices en faïence avaient laissé la place à de grands bocaux de cristal emplis de mélange dont les tons pastel répandaient une tendre douceur.  La grande table de chêne s’ était muée en une coquette table ronde dont l’ acajou ciré lui renvoyait son reflet roux. En fait le fruste logis offrait maintenant l’ aspect d’ un petit palais merveilleux.

« Mais où suis- je ? »

  Wolfgang Pembroc émit de nouveau son petit rire de grelot.

«  Mais chez Fine !

  • Ce n’ est pas la cabane de…

  • La maison d’ une fée n’ a jamais l’ aspect de ce qu’ elle est réellement pour le profane ! Sans cette pâte qui t’as ouvert les yeux, tu n’aurais jamais pu deviner ce qu’était réellement ce lieu. Fine est une fée des houles !

  • Une fée des Houles [1]! »

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​

 

7

    Alors qu’ ils avancent sur le chemin qui borde la côte, Oscar tentait de digérer cette bouleversante révélation… « Une fée des houles ! »

  Bien sûr il avait déjà entendu parler d’ elles. Elles étaient connues autrefois de Cancale à Goury. Mais le rationalisme de cette époque les avait chassées. L’ instituteur affirmait qu’ elles n’ existaient pas, que c’ était un mythe juste bon à expliquer ses coups de chance sans faire d’ envieux ! Le curé se signait à leur évocation.

     Mais, comme dans les légendes, il avait vu la merveilleuse réalité qui se cachait sous les haillons du décor de la cabane poussiéreuse. Et puis… c’ était vrai que Fine avait toujours existé, bien avant lui, bien avant ses parents, sans prendre une ride, sans perdre une once de sa gentillesse… comme une …fée des houles ! Toujours prête à rendre service à ces gens qui l’ avaient trahie en vendant leurs terres et leurs âmes au marchands d’ un sinistre soleil macabre.

 

   Ils arrivaient au carrefour des routes.

A droite , il s’ engageait vers Jobourg, à gauche il continuait dans une réalité qui lui échappait, derrière ce curieux bonhomme aux poches remplies de sable gris mais qui laissaient échapper des petits nuages pervenche lorsqu’ on tapait dessus.

   A leur gauche se tenait un petit parking. Pembroke s’ arrêta.

 « C’est là ? »

   Oui, au fond on devinait à peine le petit sentier accidenté qui dévalait vers la mer tout en se mêlant au ruisseau.

«  La plage d’ Erquemoulin, c’ est là ?

  • Oui, en bas! il faut suivre le layon au fond . »

 La lumière du jour commençait à se nimber de pourpre et de cendres.

«  Mais de nuit , ce n’ est pas prudent ! Le sentier n’ est pas entretenu et l’ eau qui dévale avec lui creuse sans cesse de nouvelles ravines ! »

  Cela ne préoccupait visiblement pas le marchand de couleur qui s’ engagea dans la sente. Oscar le suivit.

 

Entracte :  Il se traine jusqu’ à la grange. Il ne sent plus la douleur qui irradie toutes ses chairs qui pourtant s’ arrachent de lui en lambeaux purulents. Ses pauvres jambes torves qui, pourtant dansaient si bien autrefois, le trahissent et il doit régulièrement s’ accrocher de ses mains, réduites à des embryons méconnaissables, pour continuer à avancer…

  Mais il sait !

 Il sait que la douleur du traitre se répandra sur ce brasier de souffrance, tel un baume.

   Il l’ a vu sortir de cette cahute où il gîte maintenant, depuis qu’ il a vendu sa coquette maison fleurie aux bâtisseurs de l’ usine de mort ! Il est prêt ! Lui aussi titube , anéanti par la perte de son troupeau à la laine prolifique…ce cadeau de Fine

   Fine ! Une ombre de douceur caressa un recoin de sa mémoire durant un court moment.

  Ça y est !

   Couché devant la porte de la grange, il le voit, il le guette…

  Le Jacques, livide, fixe le nœud de la corde qu’ il a accrochée aux solives en fin d’ après- midi.

  Et lui, il imagine déjà les tressautements qui vont venir, le visage bleuissant, la langue jaillissant pour s’ échapper dans un dernier hurlement qui ne naîtrait pas… Et l’ onguent de haine sur ses plaies…

 

 

 

 

 

8

   Le sentier se résumait parfois à un simple trait de terre pentu entre les versants foisonnants d’épines. Les pierres roulaient sous leurs pieds et garder l’ équilibre tenait de l’ exploit. Oscar et Wolfgang Pembroc poursuivaient pourtant leur périlleuse descente. Le mugissement des vagues masquait déjà les gargouillements des ruisseaux qui sapaient leur chemin. Enfin ils débouchèrent sur la petite plage de galets d’ Erquemoulin.

  Vers le nord on devinait la silhouette sombre du nez de Jobourg, tout au bout de la ligne noire des falaises battues par le ressac furieux.

     Ils étaient seuls. Sur la petite plage, gisait un doris éventré, tel un marsouin égaré.

  Oscar réalisa qu’ il devait s’ agir de celui de l’ Yves Derien. Encore un cadeau de Fine. Depuis que la jeune femme l’ avait offert au marin, ses pêches miraculeuses stupéfiaient tous ses confrères, de Dièlette à Goury. Mais là, la barque gisait dans un désastre de planches éclatées. Elle ne reprendrait plus jamais la mer ! Le marchand de couleurs comprit rapidement le regard atterré de l’ ado.

 « Encore un des « vendeurs » ? »

    Oscar acquiesça en silence.

«  Il y en aura d’ autres… »

  Son attention revint vers les hautes falaises. A leurs pieds la mort montrait ses crocs où les vagues venaient se briser. Oscar s’ arracha au douloureux spectacle que la nouvelle épave offrait.

  «  Où sont les houles ? »

    Oscar, d’ un geste vague de la main désigna les lugubres à pic qui plongeaient dans la mer.

 « Il y en plusieurs jusqu’ au cap ! Mais on ne peut pas y aller par la grève. Même à marée basse, le pied de falaise est battu par la mer»

  Le vieux vagabond hocha la tête.

«  En effet ! Nous irons à Goury demain et nous trouverons une barque ! »

Il s’ apprêtait à tourner les talons lorsque son regard fut attiré par un point noir à l’ horizon.

«  C’est quoi là-bas ? »

      Oscar plissa les yeux et scruta la direction indiquée.

«  Là-bas ! C’est l’ épave de « la Dent dure ». Un vieux chalut qui s’ est pris dans les tourbillons, il y a vingt ans. Ce secteur était trop dangereux pour le renflouer. Il est resté là et les légendes ont commencé à l’ habiter.

  • Les légendes ?

  • Oh vous devez savoir ce que c’ est dès qu’ il y a un vieux rafiot qui s’ ancre au large…on commence à parler de musiques mystérieuses, de lumières, de sirènes… »

Pembroc se caressait le menton pensif. Cela faisait un curieux bruit de râpe.

 «  Oui, bien sûr ! »

  

 

9

 

   Lorsque Pembroc arriva devant l’ épicerie le lendemain, il fut étonné de voir la petite troupe qui s’ agitait devant. Il s’en approcha mais tout en restant à l’écart. Les propos qui fusaient du brouhaha général parlaient de poutre, de grange…Mais les propos bourdonnaient et Pembroc, à la distance où il se tenait, ne parvenait pas à saisir les conversations. Il aperçut le père Anselme et allait se résigner à le rejoindre pour l’interroger, lorsqu’ Oscar émergea du cercle des villageois et se dirigea vers lui.

«  Que se passe-t-il ? »

      L’ adolescent lui expliqua qu’ on venait de retrouver le Jacques pendu dans sa grange. La mort tragique de ses brebis avait dû finir de l’anéantir et, dernier geste de désespoir, il s’ était détruit.

   Au milieu du cercle, une sorte de grand colosse agitait les bras et faisait le spectacle. Sa voix couvrait les murmures apeurés.

«  C’est sûr ! C’est un coup de la Fine ! Elle se venge parce qu’ on a vendu des terres à l’ usine ! Il faut la trouver et tordre le cou à cette sorcière ! »

   Personne ne semblait plus se rappeler que la jeune femme ne leur avait jamais fait que du bien !

«  Qui est ce ?

  • Yves Derien

  • Le propriétaire de la barque que nous avons vue hier ! »

 Le père Anselme s’ était approché d’ eux en catimini. Il tendait l’ oreille vivement intéressé.

 «  Qu’ est- ce qu’ elle avait cette barque de si particulier ? »

Les deux compères sursautèrent. Oscar naïf et spontané répondit sans tenir compte du froncement de sourcils du marchand de couleurs.

«  On l’ avait réduite en miettes ! »

   Du coup, ce fut le front du vieux qui se plissa.

«  Dès qu’ il va s’ en apercevoir…Je ne voudrais pas être à la place de la Fine ! »

     Pembroc, indifférent à l’ avis d’ Anselme, tira Oscar par la manche.

«  Nous ne devons plus trainer » lui murmura-t-il. «  Il faut aller à Goury et trouver une barque ! »

   Mais le vieux paysan ne voulait plus les lâcher.

«  Je pense que vous avez besoin de mon aide. »

      Pembroc se planta devant lui et le toisa, visiblement irrité.

«  Et comment comptez-vous nous aider ? »

   L’ Anselme plongea ses doigts tordus par l’ arthrite dans son gousset et en extirpa un trousseau de clefs.

   «  La blanche c’est celle de ma vieille guimbarde, la seconde commande le moteur de mon Doris. Il est amarré à Goury, justement ! et je ne m’ en sers plus ! »

      Le regard de Pembroc s’ adoucit. Le vieux aimait donc bien la petite fée. Il prit les clés.

 

10

    Le vent giflait les deux marins improvisés alors que le petit moteur du Doris de l’ Anselme les poussait au large des imposantes falaises.

    Ils avaient trouvé sans mal la petite embarcation dans le petit port de Goury, abrité par la jetée du centre de secours, et avaient pris aussitôt la mer, laissant derrière eux « l’ impassible phare du bout de la terre », comme Oscar l’ avait surnommé.

   La progression était périlleuse entre les étocs qui dardaient leurs crocs vicieux derrière chaque panache d’ écume. Mais Pembroc barrait sec, se riant de ces perfides sourires assassins, droit comme un « i », le parapluie sur l’ avant- bras et sa besace en bandoulière.

  Oscar se demandait en scrutant les abrupts de la côte comment ils pourraient reconnaître les grottes dont les failles se mêlaient aux ombres des contorsions des pierres . Et quelle grotte plus particulièrement pouvait receler la cache de la Fine ?

 Comme s’ il devinait ses pensées, Pembroc lui désigna la barre.

  « Prends le relais ! J’ai quelques préparatifs à faire avant d’ arriver en vue de Erquemoulin ! »

  Oscar obtempéra. Le voyageur s’ assit sur le banc de nage et extirpa de sa besace sa grosse boîte noire qu’il ouvrit. Un nuage de poussières colorées s’ en échappa. L’ado assista de nouveau au curieux mélange des pigments qui l’avait déjà intrigué dans la cabane de Fine. Puis le vieux lui tendit la coupelle de poudre, ainsi confectionnée.

 «  Pose cela sur tes paupières et rends moi la barre ! »

   Oscar obéit. Il cligna des yeux , s’ attendant à les rouvrir sur un nouveau paysage féérique. Rien n’ avait changé ! Pembroc reprit alors son poste. Les falaises paraissaient juste un peu plus sombres. Mais au large de la petite plage de galets il crut apercevoir un éclair de lumière fuser entre les rochers.

«  Là- bas ! » s’ exclama-t-il en désignant l’anfractuosité d’où le phénomène s’était échappé.

   Pembroc vira de bord vers la côte et c’est à la godille qu’ il termina de leur frayer un chemin entre les récifs voraces qui les guettaient comme des squales affamés. Ils accostèrent sur un petit banc de galets à peine assez large pour se voir baptisé : plage. La falaise s’ élevait majestueusement au- dessus de leurs tête, indifférente à leurs projets. Au bout de la petite crique un chemin s’enfuyait dans les rares genêts brûlés par le sel, courant, abrupt, vers les hauteurs. Oscar frémit. Ils n’ allaient quand même pas escalader par-là ! Il savait trop les pièges que recelaient tous ces tortillards de contrebandiers, toutes les occasions de s’ y rompre le cou.

    Pembroc observa un moment le raidillon, puis se tourna vers lui.

«  Grimpons ! »

 

Entracte :  Couché sur une pierre plate qui surplombe la petite plage, Il a guetté. Maintenant Il savoure…

   L’ homme, en dessous de lui, est désemparé. Il reste, planté là, devant les débris de son embarcation. Sa détresse nourrit le guetteur. Elle apaise presque la torture de son corps déformé par les radiations…

  Puis soudain, le marin hurle ! Il brandit ses gros poings et maudit la lande, les falaises

   «  C’est toi qu’ a fait ça, salope ! ...je te crèverai Fine ! »

 Il comprend alors dans la brume verte qui embue son cerveau que cette menace s’ adresse à celle qui l’ a toujours aimé, qui l’ a toujours protégé…Il imagine dans son délire la pauvre Fine déchiquetée par ce monstre, ce renégat qui a vendu la mer aux empoisonneurs !

   Alors, Il rassemble toute sa haine et se laisse tomber sur le hurleur.

Les deux êtres s’ effondre dans les galets. Le front de l’ Yves éclate comme une huitre jetée sur les récifs par une mouette. Mais le colosse est costaud et il se redresse déjà, empoignant son large couteau de pêche. Un moment, quand il Le voit, il ne réalise pas. Puis sa rage est plus forte et alors que son horrible agresseur se jette à nouveau sur lui, il lance sa lame en avant, ouvrant une large baie de sang dans le cuir grevé d’ abcès et de furoncles. Mais Il est sur lui , l’ agrippe et ses dents ébréchées se plonge dans sa gorge…

 

 

 

 

 

 

 

11

 

      Lorsque Oscar arriva sur le seuil de la faille, il évita de se retourner. Il imaginait, à quelques pouces de ses pieds, la chute vertigineuse vers la mer qu’ aucun appui ne pourrait empêcher. Le marchand de couleurs, lui, ne semblait guère ému par ce danger. Il sortit de sa besace une petite lanterne qu’il tendit dans la pénombre.

  «  As-tu toujours l’onguent sur les yeux ? »

   Oscar acquiesça.

 « Alors entrons ! »

      Oscar n’ aurait plus dû s’ étonner de rien depuis sa rencontre avec l’insolite Mr Wolfgang Pembroc et pourtant !

   Il se figea sur le sol, sidéré.

Là où il s’ attendait à trouver une grotte ruisselante d’ eau de mer et toutes sortes d’ algues ou lichens proliférant dans chaque interstice, il découvrit une vaste salle dallée comme par du marbre, tendue de draperies brodées. Il crut pénétrer dans un palais de conte.

     Une table était dressée qui scintillait de la lumière de toute sa vaisselle d’ argent et de vermeil.

    Mais un gémissement l’ arracha à son émerveillement. Il provenait du fond de la pièce, d’un lit couvert par un baldaquin.

Ils se précipitèrent tous les deux. Sur la couche reposait Fine !

 Son front était zébré par une méchante balafre. Pembroc s’ assit à côté d’ elle et souleva sa tête précautionneusement.

  «  Elle est morte ? »

  Le vagabond haussa les épaules comme si le jeune homme venait d’ exprimer la plus grosse ânerie qu’il puisse se concevoir.

« Bien sûr que non ! Les fées sont immortelles ! »

 

12

  

  Tout en préparant un de ses curieux mélanges le vagabond des couleurs expliquait à Oscar.

  «  Les fées ne meurent pas. Leurs blessures les plongent dans une profonde léthargie et elles se dessèchent. Seul, le sel peut anéantir les fées des houles en leur donnant l’ Humanité et donc en anéantissant leur immortalité ! »

   Oscar jeta un regard sur le gros sac acheté dans l’ épicerie de ses parents et qui, depuis, accompagnait partout le vieux. Un vent de panique le submergea. L’ énigmatique marchand n’ avait tout de même pas prévu de détruire Fine. Mais, comme s’ il avait deviné ce qui angoissait tout à coup le jeune ado, le vagabond sourit.

  «  Ce n’ est pas pour elle ! »

  La pâte était prête et de ses doigts noueux enduits de ce cataplasme, il traça sur la plaie de la jeune femme des arabesques compliquées où se mêlaient bleu pervenche et mauve . Les yeux de la jeune femme cillèrent, puis s’ ouvrirent. Perdue, elle laissa d’ abord son regard errer sur les murs qui l’ entouraient. Puis elle revint sur le vagabond, assis à son chevet, sans laisser penser que sa présence puisse l’ émouvoir. Enfin, elle s’ arrêta sur Oscar et un vague pli soucieux sinua sur son front.

   D’ une voix basse mais rassurante, Pembroc murmura : « je l’ ai autorisé à voir. »

     Elle parût rassurée. Mais ses traits se crispèrent à nouveau et elle se redressa vivement.

 « Yanis ! »

  Pembroc, d’ une pression ferme mais apaisante, la contint.

« Qui est Yanis ?

  • Mon frère… » Ses grands yeux mauves s’ égarèrent dans un nuage liquide.

Elle plongea dans un long silence que ni Oscar, ni Pembroc n’ osèrent troubler.

 

13

 

 «  Yanis, comme tous les féetauds, adorait les vieilles épaves. Il avait élu domicile sur celle de « la dent dure » et y dansait ses journées en compagnie de ses « fions »[2]. Insouciant, comme toujours, tout à son art du mouvement, il n’ a pas écouté mes avertissements quand j’ ai vu les Hommes jeter la mort dans les fosses. Alors, petit à petit, les sombres rayons l’ ont brûlé. Et il s’ est transformé. Sa désinvolture s’ est muée en haine. Et plus le feu le dévorait, plus sa violence croissait. J’ ai quitté ma cabane et je l’ ai entrainé ici pour tenter de l’ apaiser…dans la houle de nos origines.

   Mais la souffrance devenait insupportable. Sa colère n’ avait plus de borne. Il voulait condamner ceux qui avaient vendu la lande aux marchands de poison. Un soir, aveuglé, il s’ est retourné contre moi et m’ a frappée et s’ est enfui… »

    Le marchand de couleurs ponctuait sa compréhension de hochements de tête. La timidité d’Oscar n’ avait pu résister à l’ aura de douceur qui émanait de la jeune femme et s’était rapproché pour s’ asseoir au pied du lit.

   D’ une main encore tâchée de poudres multicolores, Pembroc frottait son menton mal rasé, engendrant un drôle de maquillage bigarré.

«  Il a hélas commencé son sinistre ouvrage. Il va falloir que je le retrouve ! »

     L’ angoisse fonça le malheureux regard qui du mauve vira au violet.

«  Qu’ allez- vous lui faire ? »

   Elle implorait une réponse impossible.

« Vous le savez bien. Il ne peut pas revenir en arrière et sa souffrance empirera pour l’ Eternité. Il doit mourir et pour cela…devenir un Homme ! »

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Entracte : 

    Epuisé, il se traine encore. La lame du coutelas du marin a ouvert une large plaie dans son flanc qui vomit sporadiquement un filet de sang verdi …L’ un de ses yeux ne voit plus. L’autre ne laisse plus s’ imprimer qu’ une toile voilée où toutes les nuances se mélangent… Il parvient cependant à se glisser dans la faille de la lande qui mène à la grotte…la grotte où l’ attend Fine…La bonne Fine qui l’ aime et le soignera…

    Il ne se rappelle plus très bien. Il a fait du mal à Fine…il ne sait plus quoi…

Mais Fine ne lui en voudra jamais car Fine ne sait pas ce qu’est la rancune !

 Il rampe sur les roches. Enfin !  Enfin il est arrivé !

      Mais Fine n’est pas seule !

Un curieux bonhomme avec un drôle de galurin et un parapluie de foire. Il sait de qui il s’ agit.

Un godelureau du village aussi ! Celui- là, il le hait. C’est un Homme ! un des marchands de mort, certainement !

  Alors il rassemble ses dernières forces et bondit…

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   14

Tchac !

   Le parapluie de Pembroc coupa l’ élan de la créature qui fondait sur l’ ado. Cette dernière roula dans le sable et la poussière. Ce dernier sursaut de haine avait tari ses dernières forces.

   Le marchand de couleurs s’ agenouilla à ses côtés et passa, sur ce front pustuleux, une main presque paternelle.

  Oscar, à peine remis de sa surprise, crut l’ entendre murmurer « pauvre Yanis ! »

      La pauvre chose haletante ne bougeait presque plus. Son dernier œil purulent laissa échapper une vague imploration. Fine lui avait saisi les mains et tentait un vague sourire à travers la cascade de ses larmes. Du beau féetaud qui dansait au- dessus des vagues, il ne demeurait qu’ un immonde graffiti racorni par les radiations, à la bouche torve et encore maculée du sang de sa dernière victime.

     Pembroc alla chercher les sacs. Il puisa deux grosses poignées de sel dont il s’ oignit les mains et se pencha sur la créature gémissante. Son regard croisa celui de Fine qui hocha son assentiment d’ un petit mouvement de tête maladroit. Alors il commença une longue caresse qui couvrit petit à petit le Féetaud. Dans la lumière affaiblie de la grotte, les cristaux scintillaient sur cette peau décolorée, semblant la changer en un lit de diamants. Les paupières de Yanis se fermèrent et dans un dernier cri de douleur, il mourût.

 

 

 

15

      Oscar et le père Anselme se tenaient sur le haut du sentier qui longeait la côte pour rejoindre Diélette. Assis sur une vieille roche, ils apercevaient encore un peu la silhouette pastel des voyageurs qui s’ effaçait comme un vieux rêve qui se meurt. Une jeune femme et un drôle de bonhomme dont les poches laissaient parfois s’ enfuir de petits nuages colorés ! Mais ils n’ étaient déjà plus qu’ une estompe dans l’ azur cotonneux…un souvenir…celui d’ un ancien conte…

 « Je ne saurai jamais ce qu’ il était vraiment ! » soupira Oscar. Le vieux sourit.

 «  Quand les humains se sentent en danger, ils se défendent par le rationalisme et le manque d’ imagination. Mais pour « Ceux d’ en bas », il y a Wolfgang Pembroc, le marchand de couleurs »

 

                                                          St Léger, le 30 Décembre 2020

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[1] Les fées des houles sont des fées propres à la côte de la Manche qui s'étend de Cancale à Tréveneuc en Haute-Bretagne, aux Îles Anglo-Normandes, et connues par quelques fragments de récits dans le Cotentin. Elles vivraient dans les grottes et cavernes côtières nommées houles. Réputées magnifiques, immortelles et très puissantes, elles sont sensibles au sel. Plutôt bienveillantes, les fées des houles décrites par les récits locaux vivent en communauté, s'occupent à leur lessive, à cuire leur pain ou à garder leur troupeau, se marient avec des féetauds et sont servies par des lutins guerriers nommés les Fions. Elles viennent en aide de multiples façons aux humains qui le leur demandent, fournissant de la nourriture et des objets enchantés, mais se fâchent si l'un d'eux leur manque de respect ou acquiert le pouvoir de voir leurs déguisements sans leur accord.

 

[2]  Les Fions sont des sortes de lutins apparentés au korrigans. Ils servent et protègent les fées des houles et les féetauds

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