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Extrait de "Moments" :

                                                                               Aux sucettes chaudes !

 

 

 

 Toc ! toc !

Qui frappe au carreau ?

A travers les vitres renforcées du bar de l’ancien casino, Ogier compte les gouttes. En face les îles ont sombré dans la brume.

   C’est l’heure des sucettes chaudes !

 

                                                             

 

    A 21h : Anis

   A 21h 30: Pomme

  A 22h : ………..

​

 

Le moment vient !

Les vestiges du crabe sont remisés hâtivement parmi les autres souvenirs ensevelis de mayonnaise.

On ne peut être en retard. !

     C’est l’heure des sucettes chaudes !

La tribu s’ébroue, se met en marche appelée par un réflexe ancestral.

Défilé mou. Sur les arrières les vieux, tout en guettant les îles masquées par la brume, se lancent dans des prévisions météorologiques que Dieu seul ne pourrait confirmer. Mais chacun a sa solution. Chacun sait le temps qu’en fait il ne fera pas demain.  A l’avant caracolent les jeunes.. alléchés par le but, hypnotisés par le rituel.. Ils sautent de ces roches à ces roches interdites qui contiennent la digue et se croient corsaires…. pour un soir. Mais c’est leur soir d’impunité car ….. il est l’heure des sucettes chaudes.

  Par ailleurs les vieux digèrent.

     Sauf quelques adolescents qui en profitent aussi pour s’enlacer protégés par la cécité de cet instant magique.

 L’heure des sucettes chaudes que les façades des villas encadrent d’un œil bienveillant comme une messe issue du fond des temps.

 

 

​

 

   Ogier releva  le col de son caban et serra ses mains gelées autour de sa pipe. Encore trois minutes et ce serait

                   l’Heure des sucettes chaudes…encore trois minutes….

        Il n’y a plus de défilé. La tribu est dispersée…….

Ce soir il est là avec …..

 

​

 

        La tempête fracassait les rêves . Nous étions en Juin et l’ Hiver cognait déjà contre les digues. Par la fenêtre de l’ancien casino, Ogier voyait la mer déverser sa bile rageuse sur les roches où ne caracolait plus personne. Mais, en bas, rougeoyait toujours la vitrine de l’échoppe……Les sucettes chaudes !  Elles survivraient car il ne pouvait en être autrement.. Le parfum âcre du sucre semblait même transpercer les vitres plus efficacement que la bise et le sel . A se demander si ce n’est pas ce dernier symbole de bonheur que les éléments, aussi sombres que l’époque, ne cherchaient pas à effacer.

     Pourtant quelques années encore proches….

 

​

 

  21h : Cerise

21h30 : Coca

               Cette fois Ogier remplissait une mission, les doigts déjà transis autour de sa pipe. Il accompagnait sa dernière fille, son petit fils…

    C’était l’heure des sucettes chaudes.

         Bien sûr les temps avaient changé. La tribu ne suivait pas. Ils étaient venus en voiture. Mais la tradition, l’appel des âges……Il fallait transmettre.

             Les petits trépignaient devant l’étal ouvert . Entre les façades balnéaires centenaires on pouvait imaginer un vieil air de Jazz.

 

 

​

 

       Deux minutes…une…

L’Officiant releva son thermomètre et, d’un regard doctoral, appuyé d’une moue entérinée par toute l’accadémie de médecine des sucettes chaudes, laissa entendre que ce pouvait être bon.

   Dans la nuit naissante où l’étal restait le seul point de lumière on entendit un soupir de soulagement doublé d’avide gourmandise.

  L’homme saisit l’énorme marmite de cuivre et, comme un généreux Père Noël, déversa sur le marbre blanc, entre les réglets de fer, le magma sacré. Un carré long se forma voluptueusement. Sa glissade rappelait le poulpe rouge quand il vous fausse compagnie subrepticement  au fond de l’eau.

  Ce poulpe là,  crépitait. Ses bulles éclataient et se reformaient,  captant les yeux fascinés des petits et, il faut le dire ,des grands.

           Le carré long durcissait….

           L’Officiant enleva les réglets….

           Le poulpe ne glissait plus. Il n’était plus qu’une citadelle inerte, rouge ou jaune ou verte, attendant son sort.

 

​

 

  «  Tas vu ! Ca coule plus ! « 

La dernière fille, le petit fils n’en revenaient pas et, dans leurs yeux ébahis, c’était un vieux souvenir  du grand père qui luisait.

Derrière les vitres la vague d’une violence hargneuse s’acharnait ; mais les yeux du buveur ne quittaient quand même pas ce carré de lumière où une foule rendue modeste de par la tempête commençait à s’agglutiner.

   Les vieux, tout en se chauffant les mains en claques énergiques, comptaient le fond de leurs porte monnaie.

   Ogier surveillait les prunelles du petit, colorées par la fabuleuse lumière de l’étal .

                            L’Officiant, d’un geste sûr, souleva les coins de cette citadelle dorée de sa palette de bois pour la transformer, en maints mouvements aussi rapides que mystérieux, en une dune informe .

   Alors ….Il versa une goutte d’un élixir qui confirmait la magie authentique dont il était investi. Par ce geste le magma naîtrait poire , pomme, Coca, et que sais je tant mon imagination semble plus courte que cette féerie.. .

       Ses gestes rituéliques  boulversérent  encore vigoureusement ce poulpe de  couleurs et de chaleur , claqué savamment sur le marbre.

      Du battoir au tranchoir….

     D’un geste sûr mais muet,  l’Officiant requit de son apprenti les outils de l’Art : un mystérieux disque et une monstrueuse paire de ciseaux…..

 

 

​

 

​

​

​

       «  Tchac !   Tchac !  …. »

 

                        Le sécateur crachait sèchement, sur le marbre, des berlingots de sucre colorés qu’immédiatement l’apprenti écrasait du sceau ( le fameux disque)   avant de leur souder le bâtonnet, dernière étape avant la rencontre entre ces yeux dilatés d’admiration et cette succulente minute de plaisir ancestral.

  Les adultes, retrouvant leur enfance, écrasaient leurs enfants contre la devanture pour mieux jouir de ce retour momentané de leur jeunesse. Ils étaient aux sucettes chaudes….

     Le temps n’avait plus de mesure.

     Ils étaient revenus à leurs sucettes chaudes..

    Devant l’étal, L’Officiant, imperturbable, ne se souciait plus de ces liesses réitérées. Vertical devant la tradition, il cessait de couper quant le flot faiblissait. Alors il saisissait le poulpe nacré de pomme ou de vanille et l’ancrait à ses crochets.  La méduse sucrée s’avachissait, découvrant déjà des filets blancs dans ses couleurs assombries par un retour plus ou moins rapide au froid.

    Il la saisit encore la tordant, la frappant et la renouant sur l’esse tant de fois qu’elle en pâlit définitivement.


   Enfin il la dépendit, la jetta sur la pierre, la pétrit voluptueusement à nouveau…..

 

 

   Les enfants,  englués des premières galettes sucrées, demeuraient pétrifiés devant  cette ultime mise à mort du monstre confit que quelques coups de serpe définitifs transformaient en berlingots multicolores…

 

                        Chacun lapait le bon sucre chaud … et son image

 

            Et la tribu rentrait…

           Et Ogier aida sa compagne à ramener le petit fils vers le gîte

       

 

Et ce soir, encore plus tard, .la tempête, en giflant les carreaux, n’arrivait à les empêcher de laisser passer l’embrun capiteux qui montait de l’étal en dessous , de l’étal du passé , des éternelles vacances….

 

 

                     Des sucettes chaudes……

 

        Coutainville le 22/05/07

Le 22/05/07

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