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                                                  La Hulotte

                                      (Extrait de " Erp. Fox, Premiers dossiers)

                                                                                                                                                                                                                                                                 en hommage à Comés

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                        C’est par un télégramme que je fus prévenu ce soir- là que Fox comptait me faire partager ses impressions sur une rouelle de marcassin mitonnée selon une de ses nouvelles inventions.

Mes escapades surnaturelles s’étaient multipliées depuis l’affaire du Gâ-loup. Était-ce le caractère stupéfiant des cas ou la personnalité jamais complète mais toujours intrigante de mon ami qui m’attirait ? Je ne saurais le dire mais je me rendis cette fois ci encore sur la butte. Je ne sonnais plus, connaissant le chemin par cœur. La logeuse, elle-même ne s’en offusquait plus.

Lorsque j’entrai dans la chambre/bureau/salon, je fus encore une fois surpris par la pénombre chargée de fumée de pipe. Il me fallut un certain temps pour repérer Fox assis en haut d’un escabeau, captivé par la lecture d’un des volumes de sa poussiéreuse bibliothèque. Je dus toussoter plusieurs fois pour signaler ma présence. Il réalisa enfin. Hélas sa distraction lui faisait même parfois où il se trouvait. C’est avec effroi que je le vis se lever et faire un pas pour venir m’accueillir et finalement se soumettre aux rudes lois de la gravitation universelle. Je me précipitai pour le ramasser. Enfin debout et indemne il éclata de rire. J’ ignore s’il il y a vraiment de la chance pour les ivrognes mais assurément il y en a pour les étourdis ! Cet incident passé nous nous mîmes à table sur la modeste table de la pièce voisine qui servait aussi de cuisine et découvrîmes ensemble la nouvelle trouvaille gastronomique de Fox qui s’avéra de nouveau une réussite originale. Nous dûmes l’arroser un peu trop d’un excellent Brouilly car les brumes d’une pensée ralentie se firent bientôt sentir. Nous prîmes alors place dans les fauteuils anglais en cuir, chacun armé d’un cognac d’un brun couleur de fût.

«  Mon cher Fox je me demande comment vous pouvez vous prétendre cartésien alors que vous admettez parfois des explications surnaturelles ? »

Il sourit en lissant sa moustache

«  qu’entendez-vous par là ?

  • Votre théorie par exemple sur le cas Brown. Vous avez mis à jour des faits mais au lieu d’en chercher la cause vous vous êtes contenté d’ une hypothèse

  • Ba ! il s’en va de ce type de cas comme de celui de certains de vos clients. Je peux cerner des problèmes mais pas forcément espérer tout comprendre. Se contenter d’une hypothèse non scientifique ou non psychanalytique c’est suivre l’axiome de Claude Bernard selon lequel l’absence d’explication d’un fait n’est pas la preuve de sa non-existence. Elle est par contre celle de la limite de nos connaissances… »

Il adorait avoir le dernier mot. Je n’ entendais pas lui laisser ce plaisir.

« Néanmoins, je me demande ce qui a pu vous amener à choisir, voire créer cette étrange profession ! »

Il ne me répondit pas tout de suite. Ma remarque semblait avoir provoqué une série de souvenirs qui le plongeaient dans une profonde méditation. Finalement il sourit.

«  Aucune affaire, aucun événement ne pourrait justifier à lui seul le choix d’une carrière… mon choix pour l’ occulte relève probablement de mon goût pour le morbide… Tout en réfutant l’ impossible je ne peux m’ empêcher d’ être un peu séduit…

  • Mais, enfin ! on ne crée pas une profession sans…

  • Non, bien sûr ! Tenez ! je vais vous conter une de mes premières affaires. Un rationaliste comme vous y verra peut-être la naissance d’ une vocation… »

 

 

 

 

    Comme tous les soirs à cette période d’ équinoxe, les vents balayaient la côte dispersant le sable des dunes et arrachant, aux mâts des quelques dériveurs échoués, des gémissements lugubres. J’ adorais cette atmosphère. Perdu, le reste de l’ année, dans la poussière de mes ouvrages d’ étude qui encombraient ma petite chambre d’ étudiant à Rennes, je retrouvais, durant ces vacances, les limites de l’ Infini. Je passais de longues heures dans les mielles de Biville à courir, fouetté par les rafales irrégulières chargées d’ embruns.

      Ces sensuelles impressions n’ étaient pas seules à m’ attirer en ces lieux. J’ y retrouvais Maud (excusez- moi si je travestis son nom) la fille du notaire. Elle était la complice de mes jeux d’ enfant.

     Nous avions l’habitude de nous retrouver au pied d’ une pierre dressée, non loin vers l’ Ouest, au calvaire des dunes.

       Ce soir là j’ arrivai le premier. J’ attendais, assis au pied du men-hir. Les écharpes jaunâtres de l’ orage donnaient au mégalithe des nuances phosphorescentes. On avait l’ impression qu’il irradiait d’une menace sourde. Intrigué par ce dieu inerte qui avait déjà contemplé des siècles de combats, j’en fis le tour soigneusement en effleurant son ventre granitique de ma main. Dans mon imagination, je courtisais un Dieu celte égaré…

   Soudain je tressaillis. Ma main avait glissé sur un liquide épais, chaud ! du sang ! La pierre saignait…

     Je fis un bond en arrière. Je n’avais, à l’époque, aucune habitude de ces faits…disons «exceptionnels »

«  Eh ! Qu’est ce qui t’ arrives ? On dirait un chat tombé dans une mare ! »

      Maud venait d’arriver et souriait. Ses grands yeux verts, plein d’ironie facétieuse, brillaient étrangement dans la nuit.

Je bafouillai «la pierre…il y a du sang dessus !

  • Du sang ! »

Elle contourna le Men-hir et cria à son tour.

«  Mais ça coule à flots ! »

     Nous restâmes pétrifiés, rendus muets devant cet étrange phénomène.  Ce fut un cri perçant au-dessus de nos têtes qui nous arracha à notre stupeur. Dans le ciel tourmenté tournait , en cercles courts, une effraie.

 

 

 

  Comme je vous l’ai déjà dit, mon expérience des faits inexpliqués était, à cette étape de ma vie, quasi inexistante. Ma découverte m’ avait complètement déboussolé. Ne sachant trop que faire, je me rapprochai de nouveau de la pierre. Le sang coulait toujours, suintant des petites anfractuosités de la roche. J’ en prélevai sur mon mouchoir. Maud avait quelques compétences en chimie et pourrait sans doute l’examiner.

    Le jour qui suivit, je ne savais à qui raconter cet étonnant incident. Biville était alors un tout petit village de marins qui vivotaient de pêche, de mytiliculture et de contrebande de tabac avec les îles. J’ avais peu de contact avec eux. Les rues, la plus-part du temps vides, ne se remplissaient d’un vague mouvement qu’au moment du retour de la marée qui ramenait avec elle les hommes chargés des produits des pêcheries au large. De temps à autres des femmes s’aventuraient d’une maison à l’ autre au travers des ruelles taillées dans le granit rouillé par les lichens.

 «L’intelligence » locale consistait en un notaire, le père de Maud, le curé et parfois le médecin de Flamanville qui montait pour boire une goutte chez un des deux premiers.

 

 

 

   Je m’ aperçois que dans mon inventaire j’ai oublié un personnage qui pourtant aura son importance dans mon récit. Ce personnage, j’en avais beaucoup entendu parler mais je le rencontrai assez brutalement justement ce jour-là.

    Je me rendais chez Maud. Je fus arrêté en pleine rue par des éclats de voix violents provenant d’une des masures. Un homme sortit brusquement, proprement jeté, et s’ affala dans la poussière et le sable de la ruelle. Un second apparut sur le seuil lui montrant le poing.

«  Que j’te voye plus ou j’te crève ! »

      L’ inconnu se releva. Il s’agissait du bel André, colporteur bien connu pour ses succès entre deux marées auprès des ménagères. Il s’essuya le nez ou coulait un filet de sang. Un moment hagard devant la porte, maintenant close, sa fierté outragée chercha du regard ce qui pourrait lui servir de défouloir. Il trouva. Une ombre rasait les murs tentant de s’éloigner au plus vite.

     Le colporteur rugit et serra les poings.

«  Tout ça c’est de ta faute ! chien noir ! Je vais te tordre le cou ! »

      L’ ombre s’ arrêta et se révéla être un curieux personnage. Je m’ approchai subrepticement . Un sourire sardonique se dessinait sur les lèvres fines de l’ inconnu. Tout son visage émacié respirait la malice. Il était vêtu d’un caban dont le drap usé jusqu’à la trame ne disait plus son âge. Sa casquette était blanchie par le sel. Il s’appuyait sur un bâton noueux.

     Le colporteur fonçait sur lui.

«  J’va t’écraser, la Hulotte, satané sorcelleux ! »

    L’ inconnu ne parut pas impressionné. Il leva sa longue main noueuse dans un geste dont la théâtralité m’arracha un sourire. Mais mon sourire s’effaça rapidement. Le colporteur fut stoppé net. Il vacilla et s’effondra sur le sol comme foudroyé.

      La Hulotte, puisque c’est le surnom que lui avait donné son agresseur, s’ approcha du gisant. Un faible sourire narquois parut et s’effaça rapidement. Puis il s’en fut

       Je restai là, pantois

 

 

 

       Le colporteur reprit finalement conscience et fuît vers Beaumont. Je repris donc mon chemin. Maud travaillait justement dans son petit laboratoire au fond du jardin. Elle s’inquiète de ma pâleur et je dus lui raconter l’ incident. Elle éclata d’abord de rire

« il se passe enfin quelque chose à Biville ! on va en entendre parler au moins jusqu’à Pâques ! »

         Puis elle reprit son sérieux.

«  La Hulotte !...je crois que j’en ai entendu parler. Une sorte de rebouteux, herboriste…un peu chimiste

  • Chimiste ! on pencherait plutôt pour alchimiste ! »

Elle haussa les épaules.

«  Mais ne venais-tu pas pour quelque chose du même genre ? »

J’aurais pu protester en arguant que, seul, la joie de contempler sa beauté me motivait. Elle ne m’aurait pas cru.

«  Oui. J’ai amené cet échantillon de sang que j’ai prélevé. Pourrais-tu l’ examiner ? »

       Je lui tendis le mouchoir souillé. Elle le prit et préleva quelques fibres qu’elle plaça sur une plaquette qu’elle introduisit sous l’objectif du microscope.

« As-tu prévenu le gendarme ?

  • Pourquoi ?

  • Après tout ce sang peut provenir d’une agression dans les dunes !

  • Je le ferai mais tu as bien vu comme moi. Il ne s’agissait pas d’une tâche mais d’ un écoulement… »

Elle poussa un petit cri de surprise qui m’interrompit.

«  Que se passe-t-il ?

  • Rien… » elle semblait atterrée.« il n’y a rien sur la plaque…à part des fibres de tissu intactes !

  • Tu as vérifié tes réglages ?

  • Tu me prends pour une débutante ! » gronda-t-elle vexée. Elle retira la plaque de sous le microscope.

«  Le fait est que ce sang n’apparait pas ! il n’existe pas !

  • Mais c’est impossible ! tu le vois bien. Mon mouchoir en est plein ! »

 

 

 

                         Nous ne savions plus que faire ou penser. Prévenir la police pour examiner une pierre qui saigne et dont le sang disparait à l’analyse ! c’ était une solution pour rejoindre les rangs des malheureux qui végétaient à l’asile de Perrier. Mais à qui se confier ? Nous ne pouvions garder cela pour nous !

    Maud me convia donc au « thé »des « intelligences » de Biville.

C’ est ainsi que je me retrouvai à la séance journalière chez le notaire où je retrouvai en plus de Maud et de son frère, les personnages que je vous ai cités précédemment. L’assemblée m’accueillit assez frileusement.

Il faut dire que si Barbey d’ Aurevilly disait de Valognes que les bourgeois de cette petite ville prétentieuse se faisait fort d’ être plus « parisiens » que les parisiens, il en était ici de même pour les érudits de Biville vis-à-vis de ceux de Valognes. Je vous laisse apprécier les sommets de snobisme que cela impliquait. Alors un petit étudiant…

Qui prisait de ces idées récentes dont ils n’auraient même pas voulu entendre parler.

      Je m’assis au bord d’une chaise et acceptai la tasse de thé que Maud me tendit en signe de compassion.

Le notaire brisa le silence en premier et d’un ton emphatique m’adresse le premier la parole.

«  Vous vouliez, m’ a-t-on dit, nous parler de quelque chose, jeune homme ? »

   En mon for intérieur je commençais à douter que cette respectable assemblée puisse m’ être d’une quelconque utilité.

« En effet ! je viens d’ être témoin d’un fait que je ne comprends pas et peut être que vos lumières… » Je contai tout l’ histoire nocturne du men-hir saignant et de l’examen au microscope.

     Un lourd silence suivit mon récit. Puis le curé déclencha les hostilités le premier.

«Ça ne tient pas debout ! c’est une hérésie ou une mystification ! »

          Le médecin gloussa.

« Ne vous énervez pas mon père ! »

           Il se tourna vers moi.

« Cette histoire rappelle trop à notre brave curé des légendes locales qui n’ont plus lieu d’être depuis que le « progrès de la religion » est parvenu jusqu’à nous. »

      Ironisait-il ou était-il sérieux ? Je préférai ne pas relever.

«  Il existe toute une histoire autour de cette pierre. On dit qu’elle saigne chaque fois qu’un grave malheur plane sur la commune. Cela aurait été constaté plusieurs fois lorsque des drames s’abattaient sur Biville et ses alentours…Vasteville  etc…

  • Vous dîtes « aurait » ? »

Le médecin se servit un verre de goutte. Le thé chez nous est une appellation souvent générique. Le curé en profita.

«  Bien sûr ! Ce ne sont que des superstitions, des billevesées sans fondement…

  • Mais j’ ai vu…

  • Vous vous êtes laissé abuser par votre imagination ! »

Je sentais la colère monter en moi.

«  Pourquoi n’allez-vous pas voir vous-même ! »

Il haussa les épaules.

«  A quoi bon ce ne sont que des sornettes tout juste bonnes pour la Hulotte ! »

  Je sursautai. L’incident du colporteur me revenait  en mémoire.

«  La Hulotte ?

  • Oui, ce chien impie, ce vagabond illuminé qui vit auprès du calvaire des dunes… »

 

 

 

  Cette homérique soirée ne m’avait pas apporté grand-chose à part une opinion plus nette à avoir sur les « intelligences » du village. J’avais cependant retenu la légende et quelque chose me poussait à croire que cela avait son importance. Aucune croyance collective n’a aucune source à sa base.

    J’ avais négligé une autre source d’ information : le bourg !

Mais il n’est guère facile de nouer spontanément des liens avec les marins. Je ne vivais pas suffisamment souvent à Biville. L’ absence de café ou d’auberge rendait la tâche d’autant plus ardue. La manière la plus simple restait encore de traîner sur la cale à la remontée de la pêche. Souvent, après avoir chargé les casiers sur les tracteurs, ils s’ offraient une courte pause autour d’une bouteille.

      J’arrivai à ce moment-là. Ils étaient quatre.

« Bonne matinée ! la pêche a été généreuse ? »

          Ils me rendirent poliment mon salut. L’un d’eux, voyant que je persistais à rester là, se décida à répondre.

«  Assez… Mais avec ce vent, on ne va pas très loin ! »

      Je me risquai

«  excusez-moi mais… »

     Quatre paires d’yeux plutôt hostiles se braquèrent sur moi. Quelque chose me dit sur le coup qu’ils savaient, qu’ils devinaient de quoi j’allais parler. Un relent d’ inquiétude me parvenait.

« l’autre nuit, j’ai vu du sang sur la pierre dressée… »

     Personne ne broncha. J’insistai

«  sur le men-hir… »

      Ils haussèrent les épaules. Une défense plus que du mépris ! Trois des hommes, se souvenant d’une urgence, se levèrent et regagnèrent les tracteurs. Un seul resta, celui qui avait rossé le colporteur la veille.

« Faut- pas parler de ça, Mr Fox !

  • Vous me connaissez ?

  • Un peu… J’ai connu votre mère qui était une brave femme.

  • Pourquoi ne doit-on pas en parler ?

  • C’est des diableries tout ça !...certainement un coup de cette saloperie de la Hulotte ! »

Son regard délavé s’empreint soudain d’un nuage de tristesse.

« La Hulotte ?...C’est lui qui vous a dit pour le colporteur et votre femme ? »

       Ses poings se crispèrent. L’ œil devint mauvais. Je crus, un moment, qu’il allait m’ étrangler. Mais il tourna brusquement les talons et s’en fut.

 

 

 

   Le vent froid m’arracha à la profonde songerie dans laquelle la réaction du marin m’avait plongé. Il était temps de rentrer. Je résolus d’ éviter le men-hir en faisant un crochet à travers les dunes. Ce détour me rapprocha du calvaire et j’ aperçus la barraque de pierres qui devait abriter ce curieux personnage qu’on surnommait la Hulotte. Je décidai d’y jeter un coup d’ œil. Elle semblait vide. L’ odeur qui y régnait me prit aussitôt à la gorge. Un mélange de lard fumé et de fagots brûlés. Les vestiges d’un feu rougeoyaient  d’ ailleurs dans une petite cheminée. Les ombres découvraient, au fur à mesure que mon regard s’habituait à la pénombre, un capharnaüm étrange relevant à la fois de la carrée du matelot et de l’antre d’un alchimiste. Sur le linteau des vieux livres dormaient, leurs reliures impressionnantes noircies par la fumée. J’en pris un au hasard. Le titre n’ éveilla en moi aucun souvenir_ Unausprechliten Kulten_

     Une sorte de répulsion instinctive m’ interdit de l’ ouvrir, comme un pressentiment de drame.

        J’ ai d’ailleurs lu ce livre depuis lors de la suite de mes études à Heidelberg.

       Un bruit me fit sursauter, un battement d’ailes…

Par une fenêtre une effraie  entra dans la pièce et vint se percher sur une poutre non loin de moi. Je crus lire dans son regard perçant un avertissement haineux. Je reposai l’ouvrage et toussotai pour me donner contenance. Je comprenais d’ où venait le surnom du bonhomme.

    Je me serais cru en plein conte de sorcellerie.

«  Il y a un peu de ça ! »

  Je fis un bond. On venait de lire dans mes pensées. A moins que j’aie parlé à voix haute sans m’en rendre compte. Cela venait d’un coin d’ombre derrière moi. J’ aperçus alors sur le grabat, que l’ obscurité m’avait caché jusqu’ici, l’ homme de la ruelle.

« Vous êtes bien téméraire, jeune homme ! »

    Remis de ma surprise mais sur mes gardes quand même, je haussai les épaules.

« Je ne cherchais pas à vous voler ! J’ai aperçu cette maison que je ne connaissais pas. La porte était ouverte. Je suis entré… »

      Il eut une petite toux sèche. Son regard semblait se charger de haine.

« J’ai horreur des fouineurs et je… » Il commença à esquisser un de ces geste comme je l’avais vu faire le matin. Je haussai les épaules et jouai l’indifférence en lui tournant le dos.

«  Arrêtez votre cirque, la Hulotte ! je ne suis pas un de ces pêcheurs crédules… »

   Il interrompit son geste et sa colère parut s’apaiser.

«  Vous avez du cran, Mr Edward-Philéas- Ramsey Fox. Cependant restez prudent et ne sous estimez pas trop mes capacités ! »

        Le fait qu’il connaisse mon nom ne m’étonnait plus. Tout le monde semblait me connaître, moi qui ne connaissais pratiquement personne.

«  Je ne doute pas de vos capacités mais je doute qu’elles m’intéressent. »

           Il émit une sorte de roucoulement d’oiseau, un rire probablement et  se rapprocha de la table en claudiquant. Il n’était pourtant pas boiteux la veille !

    De son bazar il extirpa un carafon qu’il posa devant moi.

«  Il est rare de rencontrer autre chose que des imbéciles dans ce pays, aussi me ferez vous le plaisir de trinquer avec moi ! »

 

 

 

        Nous en étions à la quatrième tournée et la Hulotte perdait petit à petit de sa coloration magique. Les sorcelleux de village ne sont souvent que des originaux qui bâtissent leur réputation sur la crédulité populaire en usant de quelques tours de passe-passe et d’une forte personnalité.

      Sur sa poutre, le rapace, qui avait valu son surnom à l’étonnant personnage, hululait chaque fois que notre conversation devenait trop bruyante.

«  Drôle d’ oiseau ! »

La Hulotte eut un sourire empreint de tristesse et d’affection mêlées en regardant l’ animal.

«  C’est ma plus grande force et ma plus grande faiblesse…

  • C’est-à-dire ?

  • A certains moments ce bon vieux Charlie me prête sa peau et ses ailes pour que je puisse survoler le monde. Dans ces moments là ma vieille carcasse reste là, allongée, vulnérable…

  • Encore une de vos sornettes !

  • Ne rigolez pas jeune homme ! Ceci est très sérieux ! Croyez -vous en Dieu ?

  • Non…mais je ne peux pas affirmer non plus le contraire… 

  • Je vois…et bien moi je n’y crois pas, ni à lui ni au diable ! des conneries pour paysans ! La vérité se trouve dans la Nature, dans les forces qui la traversent et l’ équilibrent. Les Elémentaires !

  • Une sorte de Druidisme en quelque sorte ! »

 Il s’ arrêta surpris et reprit

«  si vous voulez … »

Je l’ interrompis avant que son exposé animiste ne devienne barbant.

      «  La Hulotte, savez-vous d’ où vient le sang qui coule de la pierre dressée ? »

 Il se figea. Ses prunelles où se reflétait la lumière des braises donnèrent, un court moment, l’impression de luire. On eut dit celles de sa chouette.

        « La pierre saigne ! »

  J’aurais annoncé la fin du monde. Je n’aurais pas obtenu meilleur résultat.

       «  Oui…et le sang qui en coule résiste à toute analyse. Pour être honnête, il est invisible au microscope !

  • C’est obligé ! ce sang est une grande magie…il annonce un drame !

  • Quel genre de drame ?

  • Une colère populaire… une grande colère…le sang coulera ! »

Il était terrorisé.

« Mais non ! » maugréa-t-il en serrant les poings. Il me fixait sans me voir

«  Ils ne peuvent pas ! je les tiens tous !...ils sont trop mesquins ! trop minables ! »

Surpris par cet accès de colère je m’ étais levé et écarté de la table, prudemment. Mais il parvint à saisir ma manche et à me tirer vers lui. Tout à coup je ne doutais plus de ses « pouvoirs ». Cet homme abritait des abîmes insondables… Finalement il relâcha sa prise et me regarda confus.

       «  Ne vous mêlez plus de cela , Edward Ramsey Phileas Fox ! ne vous mêlez plus de cela. Vous êtes jeune, vous êtes intelligent et vous n’ êtes pratiquement plus d’ ici…Profitez-en pour partir. Ne vous mêlez plus de cela ! »

 

 

 

    A mon retour au bourg je fus hélé alors que je traversais la grande rue. Je reconnu le médecin.

       «  et bien, jeune homme, vous ne marchez pas ! vous courez !

  • Excusez-moi ! je ne vous avais pas vu !

  • D’où reveniez-vous de ce pas de chasseur alpin !

  • Des dunes… J’ai trinqué avec ce vieil original qui vit à côté du calvaire.

  • Ah ! la Hulotte ! »

 Un pli soucieux barra son front.

      «  Qu’est ce que c’est exactement ce bonhomme ?

  • On ne sait pas trop ! Pour beaucoup, c’est une émanation de l’ Enfer. Je ne l’ai pas connu avant son départ pour l’armée mais il paraît qu’à cette époque c’était un type très brillant…

  • On a du mal à lui imaginer un passé classique !

  • Et pourtant ! il avait fait des études de chimie et de philosophie aussi. Il faisait des recherches mais se montrait peu loquace  sur celles-ci. Appelé sous les drapeaux il est entré dans la marine et il a disparu pendant quatre ans. Puis il est revenu…méconnaissable, aigri. Il est devenu le sorcelleux du village. Les gens ont commencé à le haïr.

  • On sait pourquoi ce changement ?

  •   Pas exactement… »

Le carabin  commençait à rechigner à préciser son récit. Il paraissait regretter de s’être laissé entrainer dans cette conversation.

«  Il aurait été fiancé à une jeune veuve venue de Carteret. Une veuve, et d’ailleurs…ça et ses activités mystérieuses ont suffi à le rendre infréquentable, puis dangereux et finalement nuisible.  Lors de son départ la jeune femme resta seule et la population la tint à l’écart.

  • Et alors ?

  • Elle serait morte de froid dans la cabane des dunes. »

 

 

 

   Je retrouvai Maud beaucoup plus tard dans les dunes. Elle semblait plus détachée de ces événements que moi. L’ émotion première était passée ne laissant qu’ une curiosité secondaire.

   «  Cette histoire te rend soucieux ? »

        Je scrutai ses grands yeux mauves. Était-ce de l’ inquiétude, de l’agacement ?

         «  Oui. Je ne peux m’empêcher que la Hulotte a raison. Nous allons vivre un drame. »

 Je ne suis ni croyant, ni athée, ni superstitieux mais les propos de la Hulotte, le récit du médecin, l’incident du colporteur…tout allait dans une même direction.

         « Vois-tu, le phénomène que nous avons observé est déjà ancré dans l’ esprit des gens du village. Il y aurait eu des précédents. Cela annonce une catastrophe…

  • Tu y crois ?

  • Je ne sais pas…Il n’y a pas de fumée sans feu ! Même si un fait a d’autres causes que celles que la majorité des gens lui attribue il n’en existe pas moins.

  • Quelle interprétation proposerais-tu ? Il s’agit tout au plus d’une hallucination collective et comme nous sommes d’ ici, inconsciemment nous avons cru voir ce que nous avons vu

  • Mais le sang était bien sur le mouchoir ! et nous n’avons rien vu au microscope !

  • Illusion des sens ! »

Elle adopta cette moue boudeuse que je lui connaissais lorsqu’elle était contrariée.

         «  Ecoute ! admettons que ce sang annonce un drame quelconque…

  • C’est difficile !

  • C’est un postulat ! il reste à savoir quel drame serait susceptible d’avoir lieu

  • C’est sûr que Biville n’est pas Paris et que les occasions d’ événements inhabituels y sont plus rares.

  • Il ne s’ est encore rien passé mais qui peut dire qu’il n’y a aucun drame en latence. Tout n’y est pas forcément banal et plat. Regarde, ce bonhomme…

  • La Hulotte !

  • Oui. Il  joue auprès de la population un rôle puissant…

  • Tu sais… c’est un rebouteux de village et les gens craignent toujours les rebouteux !

  • Ils le craignent car il sait beaucoup de choses sur eux. Comment fait-il ? personne ne le sait . Cependant il utiliserait sa « préscience » pour torturer les uns et les autres en dispensant ses informations corrosives comme un mauvais venin. Il assumerait ainsi une vieille vengeance…

  • Tu vas un peu loin… »

Maud se mit à rire. D’abord surpris je l’imitai rapidement avec quelle facilité je m’étais laissé entrainer par mes fantasmes.

 

 

     Une véritable chape de plomb s’ était abattue sur le bourg. On n’apercevait plus le moindre passant et les quelques signes sporadiques de vie s’échappaient des fenêtres mal fermées en bribes de disputes, souvent violentes.

     Cet après midi là, nous nous trouvions, Maud et moi, dans sa petite mansarde, aménagée en chambre de poupée.

      Nous fûmes tirés de notre torpeur sentimentale par un vacarme soudain dans les étages du dessous. Des coups, des bruits de meubles renversés…

       Nous nous précipitâmes et fîmes irruption dans le bureau du notaire. Il se débattait dans les griffes d’ un colosse fou de colère. Je reconnus, avec peine tant ses traits étaient déformés par la rage, le père Calot, un des gros fermiers du secteur. Je tentai de séparer les deux belligérants  mais, seul un coup de presse papier sur la nuque vint à bout du velléitaire acharné. Il s’ effondra sur le tapis.

         Le notaire, blême, chut dans son fauteuil.

       « Que s’est-il passé ?

  • Il a …il s’est rué dans mon bureau en hurlant et s’est jeté sur moi pour m’étrangler !

  • Mais…pourquoi ?

  • Je ne sais pas…Je crois qu’il me reprochait d’avoir parlé à son ainé du contenu d’ un acte de vente qu’il a conclu à son insu !

  • C’ était le cas !

  • Non !

  • Qui avait connaissance de cet acte ? »

        Les domestiques, alertés par Maud, entrèrent pour évacuer le paysan, toujours évanoui. Le notaire se leva et sortit, de sa bibliothèque, le flacon de goutte dont il se servit copieusement.

       «  personne ! il a raison. Deux personnes seulement pouvaient savoir, moi et lui.

  • Et vous n’avez rien divulgué ? »

Il se tourna furieux.

« Vous me prenez pour qui !

  • Bon ! d’accord !... Quand la rédaction de l’acte a-t-elle eu lieu ?

  • Il y a un mois, chez lui. Mais il était seul à la ferme. Je suis rentré seul avec mes notes et j’ai rédigé l’acte la nuit même. Je l’ai ensuite enfermé dans mon coffre. D’ailleurs, il y est encore… »

Il ouvrit le coffre pour prouver ses dires.

    « Pas de traces d’effraction ?

  • Aucune ! »

C’ était absurde. Ou il mentait, ou le coffre avait été ouvert.

    «  et vous êtes sûr qu’il n’y avait personne là-bas à part vous deux… un commis, un manœuvre…

  • Sûr ! Nous étions seuls dans sa grande baraque silencieuse avec juste cette chouette qui hululait derrière le carreau ! »

  Je tressaillis.

       «  Une chouette !

  • Oui, une effraie qui s’était perchée là. Je m’en souviens car nous avons plaisanté en disant qu’elle, au moins, ne risquait pas d’ ébruiter notre affaire… »

 Je me tus, songeur. Qu4avait donc dit la Hulotte au sujet de sa chouette ?

        Mais mes réflexions furent interrompues par le retour de Maud.

« Je n’ai pu joindre ni le médecin, ni le gendarme !

  • Pourquoi ?

  • Ils ont dû se rendre chez les Jacquemart. Le vieux s’est pendu dans son hangar à bateaux ! »

 

 

 

               Un vent de folie s’était levé avec l’ équinoxe sur Biville.

 Je m’ étais confiné pour réfléchir sur cette folie qui semblait s’ abattre sur cette petite bourgade graniteuse incrustée dans les dunes.

     J’éprouvais déjà, en ces temps, une  attirance pour l’ insolite et voilà que les événements dépassaient tout ce que j’ aurais pu imaginer.

  Les prétentions de la Hulotte étaient-elles crédibles ? Tout pouvait le laisser croire ! sa haine pour ses voisins, sa chouette voletant aux quatre coins du pays perçant tous les petits secrets… Cet original partageait-il la vie de son rapace, dispersant ensuite son venin avec parcimonie pour étancher sa soif d’ une vengeance légitime ?

      J’avais le sentiment qu’aucune lumière ne pourrait se faire si je persistais dans mes réflexions entre ces quatre murs. Je sortis donc, espérant trouver une oreille charitable pour écouter mes tergiversations…

       Alors que je remontais vers l’ église, des cris m’ alertèrent. Je croisai plusieurs villageois s’enfuyant en sens inverse terrorisés.

                                       «  Au fou ! au fou ! »

       J’agrippai un grand barbu.

                «  Que se passe-t-il ?

  • C’est l’Mathurin ! Il est rentré c’matin d’la morue après six mois de mer et il a surpris sa femme avec un « client » ! i’veut tuer tout le monde ! »

       Je le lâchai. L’ homme ne demanda pas son reste et fila. Il était de notoriété publique que l’ épouse du morutier arrondissait ses fins de mois en faisant commerce de ses charmes Seul le Mathurin devait l’ ignorer. Qui avait eu la bonté d’éclairer sa lanterne ? Se pouvait-il que la Hulotte fut encore à l’ origine de ça ?  Il fallait que je voie ce Mathurin ! Je remontai la rue à vive allure mais je fus brusquement arrêté par un coup de fusil qui m’arracha mon chapeau. J’aperçu le marin fou à l’angle de la rue. Réalisant la dangerosité de ma situation je me précipitai vers le porche du presbytère. De ce point je pouvais surveiller le colosse roux qui tirait au hasard dans les carreaux des maisons voisines en hurlant sa rage. Que faire ? il était peu envisageable vu son état  d’arriver à le ramener à la raison. Personne ne s’y serait risqué, même pas moi !

      Mais ma situation se précarisait de plus en plus. Il n’était plus qu’à quelques pas de m’ apercevoir. L porche risquait de ne plus me protéger longtemps. La sueur ruisselait dans mon dos. La voix du marin s’ amplifiait dans mon crâne… Encore trois pas…

deux… un. Ça-y-est ! il est en face de moi !  La gueule du fusil me paraît immense…Je ferme les yeux…

« Arrête ! »

      Stupéfait, je regardai à nouveau. Mathurin se tenait bien devant moi, mais me tournait le dos. De l’ autre côté de la rue, la silhouette raide et osseuse de la Hulotte… Il s’ avançait vers la brute. Allait-il me refaire le coup du colporteur ? Quand même pas ! mais si !

   Mathurin s’ effondra comme une masse dans le sable gravillonneux.

 Nos regards se croisèrent. Il  rayonnait…

 

 

 

         Au soir, Maud arriva chez moi affolée.

« Les villageois ! ils se sont réunis ! ils accusent la Hulotte de tous ces incidents. Ils se sont armés et sont partis chez lui…ils veulent le clouer à sa porte ! 

  • Nom de dieu ! c’est de ma faute ! »

J’ attrapai ma veste au vol et me ruai dans le jour tombant, ne sachant pas trop comment je pourrais arrêter cela.

       Je les rejoignis au calvaire. Ils avaient déjà atteint la masure du bonhomme. J’ accrochai le bras de celui qui paraissait être le meneur, le rival du colporteur.

    «  Qu’allez-vous faire ?

  • Tordre le cou de ce cancrelat !

  • Vous êtes cinglé ! c’est un lynchage ! Il n’a fait que vous révélé vos défauts après tout !

  •  Pas envie de causer… »

 L’ homme se tenait devant moi, les poings sur les hanches. J’eus soudain une idée plus modeste de mes capacités à lui résister.

     «  Laissez moi le voir d’ abord ! »

  Le marin haussa les épaules et me repoussa d’ une bourrade qui m’ envoya loin dans les oyats. La horde hurlante investit la cabane. J’en aurais pleuré de rage…

     Puis ce fut le silence !

    La foule refluait. Je me relevai, intrigué.

     «  Que se passe-t-il ?

  • Il est mort ! »

Je me faufilai jusqu’ au grabat du vieux. Il reposait inerte , les yeux grand-ouvert. Mort ! On ne pouvait en douter! … et pourtant… n’ était il pas dans ce curieux état lorsque je l’avais rencontré la première fois ?

Je me rappelai ses propos. Qui avait-il de vrai ?

Je sortis. La foule ne hurlait plus. Une sorte de gêne s’était installée… comme si les habitants se sentaient responsables de ce décès, justement parce qu’il n’était pas de leur fait !

An dessus de nous un battement d’ ailes fit lever tous les yeux. Un matelot jura : «  c’est sa sale chouette ! »

Il leva son fusil vers l’ animal. Je criai !

Trop tard ! Le coup arracha la tête du rapace. Le corps chuta lourdement dans les ajoncs. Une plainte brève fit écho au dernier cri de l’ oiseau, du fond de la cabane.

Je me ruai au pied du lit.

Le corps du vieux avait bougé. Mais, surtout, un trou sanglantmarquait son front. Une balle de fusil lui avait fracassé le crâne…

 

 

 

«  Voilà, mon cher Pocket, l’affaire qui m’amena à me pencher un peu plus sur le paranormal. »

 Un long silence s’installa. Nos verres étaient vides et le feu se mourrait.

     Je fus le premier à briser le silence.

           «  Et la pierre sanglante ?

  • Elle ne saigna plus. Ce phénomène étonnant semblait lié à la montée de la colère des villageois. Elle a dû servir de cristallisateur à travers le temps. Une sorte  de matérialisation de l’ Inconscient collectif du bourg…

Enfin, c’est une hypothèse !

  • Et cette histoire a déterminé votre carrière ?

  • Oh ! celle-là et d’autres… une vocation ne découle pas que d’un fait… Mes choix découlent autant de mes goûts morbides, de mes angoisses profondes et du besoin de les « scientiser« pour les maitriser Vous êtes psychanalyste que diable ! »

Je souris.

      «  Un autre fait qui reste en suspens… Cette jeune fille, Maud…

  •  Eh bien quoi ? Je suis célibataire. Voilà tout ! »

Portbail - Dans une barque à l' onde  dé
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