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Celle qui n' existait pas

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1

      Les yeux de Wolfgang Pembroc s’ ouvrirent sur un monde totalement inconnu. Une petite chambre qui faisait plutôt figure d’antichambre meublée d’un divan- lit où il reposait, un guéridon où vaquaient encore des bristols oubliés …

   Où se trouvait-il ? et pourquoi ?

Une douleur lancinante lui martelait le crâne et sa main partit en reconnaissance, découvrant un large pansement qui lui entourait la tête. Petit à petit, les souvenirs lui revenaient.

  Il déambulait dans les rues du vieux Montluçon. Il revit les deux jeunes gandins qui s’étaient moqués de lui et de sa mise, puis qui s’étaient dangereusement rapprochés lorsqu’il avait préféré les ignorer. Les injures, les cannes levées sur lui qu’il avait esquivées grâce à son parapluie. Deux ? non ! trois. Il n’ avait pas vu celui qui le surveillait derrière et qui lui avait administré ce solide coup sur la « théière ».

   Mais que faisait-il  à Montluçon ? A quelle «époque pouvait-on se trouver ?

    La porte s’ouvrit sur une charmante soubrette dont la tenue le fit pencher pour le 19éme Siècle. Un petit visage rond avec un nez à la retrousse qui accentuait une mine mutine à souhait. Ses boucles auburn avaient visiblement des difficultés à se contenir entièrement sous son bonnet.

« Ah vous êtes enfin réveillé ! »

    Le marchand de couleurs grimaça plutôt que d’énoncer une évidence.

« Où suis-je ?

  • Dans l’ Hôtel de Mr et Mme de la Taillerie. On vous a trouvé sur le sol de l’ entrée de la cour, tout plein de sang. D’ailleurs j’ ai dû frotter fort pour laver votre drôle de manteau ! »

Pembroc se redressa brusquement. Son cache- poussière ! Pourvu qu’ elle n’ ait pas…

«  D’ailleurs, il en avait besoin ! Il était tout tâché de sang et les poches étaient remplies de poussière ! »

Le vieux colporteur se laissa retomber sur l’oreiller. Ses poudres parties à l’évier ! Un doute affreux le saisit. Sa besace ?

    Mais il l’aperçut trônant fièrement sur un coffre au coin du mur.

«  J’ ai même récupéré votre drôle de galurin. »

Elle lui tendit son informe couvre- chef  auquel l’aventure avait procuré de nouvelles bosses.

«  Vous faites quoi comme métier ? »

      Le vagabond déglutit. Sa gorge ressemblait aux chemins desséchés qu’il parcourait inlassablement. La domestique dut réaliser car elle lui tendit aussitôt un verre d’ eau qu’il avala d’ un trait. Il toussa, puis répondit.

«  Je suis marchand de couleurs ! »

    Elle écarquilla ses yeux si grands et les remplit de tellement d’ admiration qu’il crut s’ être trompé et avoir dit «  Empereur ».

    Pembroc claqua des doigts pour l’ arracher à son extase.

«  Vos patrons sont- ils là ? Je souhaiterais les remercier pour toutes ces bontés. »

   Elle haussa les épaules. Qu’on puisse parler de bonté en ce qui concernait ses patrons, lui semblait très exagéré.

«  Le Colonel a dit qu’ il viendrait vous voir vers Cinq heures si vous étiez réveillé.

  • Allez donc le prévenir que c’est le cas, vous serez gentille ! »

 Une petite moue boudeuse se dessina sur ses lèvres. Le plaisir de causer à des inconnus ne devait pas être courant pour elle ! Mais elle se leva et disparut comme elle était venue…comme un envol de pinson !

 

2

 

      Pembroc se retrouvait seul et les souvenirs commençaient à se remettre en ordre dans sa pauvre tête bien secouée. Il y avait d’ abord eu ce curieux appel au secours qui l’ avait mis en alerte, le poussant de nouveau sur les chemins. Un appel pas comme les autres ! Il connaissait toutes les manifestations de détresse possibles du petit peuple[1] et pourtant celle- là différait des autres. Elle était tellement ténue qu’ on aurait pu la confondre avec un courant d’ air égaré parmi les limbes. Puis elle avait disparu, comme si elle n’avait été qu’une illusion. D’ailleurs, l’ éternel voyageur avait bien failli l’oublier. Mais la troublante sollicitation était revenue et il avait pris cette route qui l’avait amené ici, entre les vieilles pierres de l’ antique capitale du Bourbonnais.

      Malgré bien des efforts, ses recherches étaient restées vaines !

Pas la moindre fée, pas le moindre lutin sur lequel aurait plané la moindre effroyable menace. D’ailleurs Pembroc ne s’attendait pas à en trouver en ces lieux où il n’y en avait jamais eu. Et pourtant !

  Ses souvenirs ne pouvaient le trahir. Lorsque pantelant, le crâne ouvert, il s’était trainé sous le porche de cet abri , la vibration était revenue, intense, gonflant comme un adagio grimpant vers la note ultime… avant qu’ il perdit connaissance.

La solution de cette énigme se trouvait-elle ici ?

Le grincement de la porte l’arracha à sa méditation. La servante au visage mutin était de retour.

« Le Colonel va vous recevoir ! »

 

3

« Demi solde ? »

     Le ton était tranchant. Le Colonel de la Taillerie ne badinait jamais. Grand homme sec, il arborait fièrement une cicatrice qui traçait une ligne blanche en travers de son visage. Son œil droit était masqué par une taie laiteuse. Seul le gauche avait récupéré toute l’énergie du regard d’ origine et roulait, d’autant plus férocement. Moustaches épaisses et rouflaquettes, un vrai tableau de militaire d’ Empire !

   Pembroc se rappela que le terme, par lequel le militaire l’interpellait, correspondait au pitoyable statut que la France concédait à tous ces malheureux qui, croyant contribuer à sa grandeur, n’avait gagné que cette modeste rétribution quand ce n’ était pas une jambe en moins ou la mort.

  Même s’il ne portait plus l’uniforme, le Colonel restait aussi rigide et droit que si c’eut été le cas. Pembroc crut plus prudent de mentir et d’ acquiescer .

    Le Colonel lui désigna un fauteuil et s’assit à son tour en poussant un lourd soupir.

« Chiens de Bourbons qui ont réduit à la mendicité ces valeureux qui ont trainé la gloire de ce pays des Pyramides à Moscou ! »

    Le marchand de couleurs ne risqua aucun commentaire bien qu’ il se souvienne que les lieux cités gardaient surtout l’amer goût de la peste, du froid et de la mort glacée des eaux de la Bérézina.

«  J’ ai, moi-même, servi l’ Empereur. Le fichu coup de sabre qui me défigura me fut porté à Eylau. D’ autres blessures mirent, hélas fin à ma carrière là- bas. Mais parlons plutôt de vous ! »

    Le camelot frémit. Allait- il devoir raconter d’ improbables souvenirs de campagne ?

«  Quel est votre métier ?

  • Marchand de couleurs ! »

 Le Colonel masqua à peine sa surprise et, aussitôt une nuance de dédain glissa sur son visage.

« Quelle époque qui réduit nos braves à de telles extrémités ! ». Il se leva et arpenta un moment le bureau.

«  Mais qu’attendre d’ autre de ces temps qui vénèrent un petit bourgeois de roi et voient naitre ces godelureaux oisifs qui n’ ont d’ autre occupation que de casser la gueule de nos vétérans ? »

    Il reprit sa déambulation, pensif, puis se planta devant la fenêtre. Pembroc le rejoignit et risqua un regard par-dessus son épaule. La croisée donnait sur une petite cour pavée où le soleil ne parvenait que très frugalement à glisser ses rayons. Sur un banc de pierre, une jeune fille lisait. Très blonde…  Elle ne devait pas avoir plus d’ une douzaine d’ années.

«  Votre fille ? »

   Le Colonel sursauta, brutalement tiré de sa songerie.

«  Oui ! en effet ! »

   Puis il regagna son fauteuil, Pembroc aussi.

Le visage du militaire avait retrouvé toute son accueillante raideur. Après un long silence, il fixa le camelot.

«  Mon brave ! il ne sera pas dit que le Colonel de la Taillerie aura laissé un héros de la Grande Armée dans le besoin ! Connaissez- vous quelque chose au jardinage ? »

    Pembroc hésita. Le jardinage des humains lui paraissait totalement abscond mais en revanche les rythmes de la Nature n’avaient aucun secret pour lui.

«  Suffisamment pour entretenir un bon jardin.

  • Je possède une petite gentilhommière sur la route de Sault à Prémilhat. Le terrain, sans être immense, demande beaucoup de travail. Je vous embauche comme jardinier ! »

 

 

 

Entracte :

    Elle est seule…Elle ne sait plus trop bien qui elle est, ce qu’ elle est…

   D’ où vient-elle ? Où est-elle ?

     Assise, la tête dans les bras, Elle ne pleure même plus. D’ ailleurs Elle ne pleure pas vraiment. De drôles de petites billes translucides roulent de ses yeux et tombent sur ce sol spongieux où rien ne rebondit.

     Elle attend la Voix et en même temps, elle la redoute …

    Et, soudain ! C’est elle ! Caverneuse, venue d’en dessous et résonnant partout sur ces murs blancs sans consistance qui palpitent à chacune de ses vibrations.

  « Fais- moi un tour !  Amuse- moi ! »

    Mais quel tour ? Quelle magie ?

     Elle ne se souvient plus de rien. Si, vaguement…un monde où elle vaquait insouciante par mots et par veaux dans des prairies d’ herbe dorée où ils naissaient, où ils paissaient Où est- ce ? Est-elle une fée ?

  Alors la Voix s’irrite, hausse le ton !

   Et Elle tremble de peur.

  Elle se dresse terrorisée et se met à courir entre ces murs sans substance qui la retiennent quand même.

  Elle court jusqu’à l’épuisement, jusqu’à son point de départ !

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4

 

                    La berline cahotait sur la route de Sault qui, à dire vrai, n’ avait de route que le nom. Les passagers bringuebalaient sur les banquettes, à la merci de la moindre ornière ou du moindre caillou. A  travers l’ étroite fenêtre de la portière on distinguait parfois, entre deux nuages de poussière, les vallons où quelques rares maisons avaient repoussé les cultures vers les sommets de la colline.

    Pembroc n’ était guère difficile et se satisfaisait de cet inconfort. D’ autant qu’ il était seul sur sa banquette. Il n’ en était pas de même pour Mme la Colonelle et sa fille , en face de lui. Mme de la Taillerie affichait une austérité de mine qui n’avait rien à envier de la rigidité de son époux. Elle avait probablement été une belle femme, mais le temps, la rancœur liée à l’ arrêt brutal de la carrière de son mari avaient jauni son teint. En la regardant, le Marchand de couleurs ne pouvait s’empêcher de penser à une pintade. La bouche serrée ne laissait paraître aucune lèvre. L’ œil respirait l’indolence et la monotonie. Depuis le départ, elle n’ avait pas adressé un mot ni au voyageur, ni à sa fille. Une petite péronnelle qui eut pu être charmante  si elle avait appris à sourire. Au lieu de cela elle fixait, sur le vieil homme, un regard de bouledogue avant l’ attaque. Sa fille, une jolie poupée blonde pourtant, couverte de rubans et autres quolifichets, dont les grands yeux bleus sombres brillaient d’ un feu intense dont on n’ eut su deviner ce qui l’ allumait.

  D’entrée, son hostilité, vis-à-vis du colporteur, n’avait fait aucun doute. Elle serrait nerveusement ses doigts autour d’ un livre recouvert de cuir jaune qu’elle n’avait pas ouvert une seule fois.

     La voiture s’engagea dans une allée qui sinua un court moment sous de grands pins et qui les amena à une petite gentilhommière devant laquelle ils firent halte.

     Mme la Colonelle descendit avec majesté de son « carrosse ». Elle se dirigea aussitôt vers l’entrée de la demeure sans s’ inquiéter de ses compagnons de route. Un infâme roquet, fait de poils très touffus qui n’indiquaient ni la tête ni la queue, lui fit la fête. Visiblement il devait être le seul habilité à rendre cet hommage !

   Mlle de la Taillerie, prénommée Mathilde, s’ extirpa de la voiture, sautant dans le gravier. Elle évita au passage la main que le camelot lui tendait pour l’ aider.

    Ce dernier, songeur, la regarda s’éloigner. La vibration qui l’alertait, s’ amplifiait auprès de cette enfant qui n’avait pourtant rien d’ une fée…

 

 

5

         Pembroc avait élu domicile dans une petite masure en rondins en contre bas du grand terrain qui dévalait en une grande pelouse vers la plaine. Derrière la haie qui marquait la limite , on entendait le bruit frais du ruisseau  des Etourneaux qui  démarquait la propriété des champs  en friches.

     Trois jours avaient passé  depuis son arrivée et toujours rien ne parvenait à éclaircir cette impression de détresse lointaine, dont il ne comprenait ni la nature, ni la provenance.

    Assis à la table de son refuge, il mélangeait ses poudres de couleurs, recomposant les mixtures que la domestique avait jetées avec désinvolture. Avec un sourire silencieux, il tâta sa poche où sa bienveillante «  poudre grise » avait retrouvé sa place.

    Tout à coup, il crut apercevoir un nuage blond qui passait devant sa fenêtre . Il se leva, interloqué. Ce ne pouvait être la fillette ! Son hostilité, jusqu’ ici, l’ avait tenue écartée de lui.

 Il sortit sur le perron et jeta un coup d’ œil alentours. Un éclair bleu traversait la haie un peu plus loin. Un passage ! Il y avait un passage vers le ruisseau !

     Il se mit en marche.

      La brèche donnait sur une petite esplanade de pruniers sauvages qui longeaient l’eau. De l’ autre côté, les fourrés hauts s’ agitaient parfois à l’envol d’ un gerfaut ou d’une pie. Un lé longeait, très embroussaillé. Pembroc le  suivit. Et tout à coup , il s’arrêta. La voix de la petite fille lui parvenait. Mais à qui parlait-elle ?

 «  Tu dois me faire un tour ! Tu es à moi ! J’ai donné un sou pour t’avoir ! Tu es à moi ! »

    Le marchand s’avança et le bruit qu’il fit en écartant les ronces la fit sursauter. Elle referma son livre et lui jeta un regard furibond qu’il ignora.

«  Tu parles aux étourneaux ? »

   Elle haussa les épaules.

«  Les étourneaux , ça ne parle pas !

  • Mais toi si. A qui parlais tu ? »

   Elle se renfrogna un peu plus.

« Ca ne se fait pas d’écouter les gens en cachette ! »

       Le vieux camelot sourit et s’assit à côté d’elle sur le vieux banc défraichi. Elle s’écarta pour bien marquer sa désapprobation. Il ignora le geste et, comme absorbé par le spectacle du ruisseau, fixa les yeux sur son mouvement rapide .

  « J’ ai connu une petite fille qui n’avait pas d’ami. Alors elle s’en inventait… Elle leur donnait des noms, leur parlait…

  • Qu’est- ce que vous voulez que ça me fasse ! J’ai des amis moi !

  • Ah !....et où sont- ils ? »

La réponse eut la couleur d’ un orage traversant un œil noir. Elle se leva brusquement. Pembroc remarqua qu’elle avait oublié de ramasser son livre. Comme elle amorçait une fuite vers la propriété, il s’empara du livre. Mais bien trop rapide pour lui, elle lui arracha des mains et hurla : «  C’est à moi ! Vous vous savez même pas lire ! Vous êtes un vagabond ! »

Entracte :

     Parfois la voix l’oublie… Alors Elle marche dans ce drôle de labyrinthe. Elle est seule ! Elle a toujours été seule…Enfin, pas tout à fait !  Elle se souvient des mots qui couraient avec Elle dans les phrases. Parfois, de leurs acrobaties, naissaient des images des fois drôles, des fois tristes. Mais là, Elle est prisonnière. Il n’y a plus de mots…Ou juste toujours les mêmes : Fais- moi un tour !, C’est vrai que tu pleures des perles ?, Transformes mon chien en Lion…

   Pourquoi saurait-Elle faire tout cela ?

Est-elle une fée ?

     Mais la voix est de retour. Elle tonne et sa colère semble féroce !

 Elle se recroqueville. Peut- être ne la verra-telle pas !

Hélas !.....

 

 

 

 

 

 

 

6

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  Navré, Pemberton constatait le saccage de son modeste refuge. Sa boîte noire avait été jetée sur le sol et les pots éclatés gisaient au milieu d’arabesques de poudres multicolores. Un toussotement, derrière lui le fit sursauter. Le Colonel se tenait sur le seuil et observait lui aussi les dégâts.

   Il s’approcha du voyageur et lui posa la main sur le bras.

           « Soyez mon hôte ce soir à table ! »

Puis il tourna les talons et s’en fut sans plus de commentaire.

     Au soir, Pembroc se rendit donc au Manoir. L’austère salle à manger était dépourvue de toute décoration. Seul un portrait de l’Empereur garantissait un brin de fantaisie relative sur les lambris de chêne sombre. Quatre couverts étaient disposés autour de la table, le Colonel trônait en bout comme il se doit. L’unique fenêtre donnant sur la plaine des étourneaux apportait la seule touche apaisante dans cette pièce où l’atmosphère pesait lourdement dans un silence de plomb. La fillette faisait face à sa mère, qui l’ignorait, et le marchand de couleurs au Colonel.

     La vois sèche de Mme de la Taillerie claqua comme une lanière de fouet.

 « Votre dos ! Mathilde ! Tenez- vous droite ! »

L’œil glacé du Colonel surveilla l’exécution de l’ordre. Puis il déplia sa serviette et chacun l’imita. Il rompit le pain et le distribua et, enfin, quand il prit sa fourchette chacun s’apprêta à l’imiter. Mais sa voix sonna comme un coup de tonnerre.

« Mademoiselle ! N’avez-vous aucune honte à manger à côté d’un homme dont vous avez violé la propriété ! »

   Chacun s’arrêta, atterré. La fillette blêmit mais ne répliqua pas.

« Les saccages dont vous êtes l’auteur dans le logement de ce brave, sont intolérables. Vous voudrez bien quitter cette table immédiatement et prendre les arrêts dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre ! »

   Mathilde baissa les yeux et obtempéra. Pembroc aurait bien voulu intercéder mais il savait que le Colonel n’était pas le genre d’homme à se laisser fléchir. Il regarda donc, avec tristesse, la jeune fille quitter la pièce. Son regard revint vers les deux autres convives. Au passage, ce qu’il vit sur la chaise de la punie  déclencha un drôle de picotement au long de son échine. Elle avait oublié son livre !

 

 

 

7

 

    C’était un banal recueil de contes relié en cuir de veau. De lourdes dorures en chargeaient la couverture. Des contes de fées ! Pembroc saisissait toute l’ironie dont le destin le comblait. Il tournait les pages précautionneusement d’une main et malaxait machinalement sa poudre, au fond de sa poche, de l’autre.

   Rien de particulier, si ce n’est que ce livre avait été lu et relu par une petite fille solitaire qui, privée de caresses et de câlineries, s’était réfugiée dans ce champ de mots pour cultiver ses rêves. « J’ai des amis ! » avait- elle clamé pour se préserver. Ils se cachaient là ! Entre les phrases et les gravures.

   Pembroc termina le troisième chapitre et tourna la page pour entamer le quatrième.

   « La fée aux perles »

   La page était blanche. Il glissa son index sur le coin des pages pour faire défiler les feuillets. Les trente pages suivantes affichaient une virginité identique. Le texte avait disparu. La poudre qui traînait sur ses doigts avait juste déposé sur ce désert blanc des traces bleues qui se mouvaient comme des ombres dans le brouillard. Des ombres dont la forme suggérait des mots effacés, estompés, illisibles…

  Il s’adossa plus profondément. Ses réflexions s’égaraient et un début d’explication pointait à la limite de son esprit.

  La fée des perles ! Une fée de papier, une fée de mots…qui n’existait pas, qui n’existait que dans l’imagination du conteur, que dans l’imagination du lecteur… Une fée que quelqu’un s’était accaparé pour rompre son propre isolement ! Une fée enfermée dans la tête d’une petite fille !

    Quelle détresse ! Les yeux gris du vieil homme erraient sur le paysage. Assis sur son banc, il était atterré. Il se sentait tout à coup encore plus vieux.

    De l’autre côté de la route, à une fenêtre de la maison voisine, un jeune garçon le regardait…

       Le camelot merveilleux se leva et se résolut à la pire des tâches, rendre le livre à sa propriétaire…

 

Entracte :

  Elle court…Elle court et son pauvre corps rebondit inlassablement sur les parois molles du labyrinthe. Elle court vers nulle part. Derrière elles, Elle entend les aboiements des chiens que la Voix a lâché.

  « Défends toi ! Jette un sort ! »

   Mais comment faire ? A - t-elle jamais su le faire ?

Devant elle, l’obscurité ! L’obscurité des méandres, qui l’attire, l’absorbe …

  Elle chute !

  Des perles roulent sur ses joues…

Quelle est cette nouvelle illusion ?

Une fine poussière tombe sur elle venue de nulle part ! une poussière bleue qui l’effleure comme de longs doigts glissant sur la page d’un livre…de son livre. Une poussière bleue comme l’encre des mots…de ses mots.

  Et doucement elle commence à se souvenir…

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8

 

« Vous travaillez ici ? »

     Wolfgang Pembroc, surpris, posa la cisaille avec laquelle il avait commencé à tailler l’épaisse haie de tuyas qui bordait la propriété. Il leva les yeux vers son interlocuteur. Sur la route, un jeune garçon le contemplait. Vêtu d’une veste de drap, il donnait l’impression d’un petit adulte en réduction. Le vagabond le reconnut. Il l’avait déjà entrevu, épiant la maison des de la Taillerie, de l’autre côté de la route.

  Il grogna un acquiescement peu amène puis se rattrapa par un vague sourire interrogateur.

   « Elle ne sort jamais la jeune fille ? »

   Le vieil homme délaissa définitivement ses outils et s’approcha du jeune inquisiteur.

 « Je m’appelle Éric ! J’habite le manoir en face. On s’ennuie ferme ici ! Alors je me disais… enfin…quand j’ai vu la jeune demoiselle…

  • Que vous pourriez vous ennuyer à deux ? »

Le garçon sourit. Ce vieux l’amusait.

« Faisons quelques pas, veux - tu ! »

  Ils cheminèrent ainsi de concert, silencieux, s’écartant de temps à autres pour éviter une charrette qui descendait vers la ville. L’odeur chaude de l’Eté chatouillait agréablement leurs narines.

« Vous n’avez pas répondu à ma question en définitive. »

   Pembroc lui lança un regard amusé.

« Pourquoi ne traverses-tu pas la rue pour le lui demander ?

  • Mon père ne veut pas ! 

  • Et pourquoi ?

  • Je pourrais rencontrer le sien

  • Et ?

  • C’est un salopard de « Buonapartiste » ! »

Ils aperçurent un petit sentier qui descendait vers le ruisseau. Le Marchand de couleurs le lui désigna du doigt.

  « Tu descends souvent dans la plaine ?

  • Oui

  • Elle aussi

  • Je sais. Je l’ai souvent regardée, lire son livre au pied de l’arbre…Un jour, j’oserai peut-être lui parler. Une fois je me suis approché si près qu’elle a levé les yeux

  • Et ?

  • Elle m’a ignoré ! »

 

 

 

 

9

 

     Pembroc ouvrit une dernière fois le livre avant de se résoudre à accomplir sa démarche. Les grandes pages demeuraient désespérément blanches. Il versa une pincée de poudre rose sur les surfaces immaculées. En vain ! Pas de magie !

    Déçu, il referma l’ouvrage qui laissa échapper un petit nuage mauve et frappa à la porte.

  La réponse tarda mais une petite voix sèche l’invita finalement à rentrer. Il poussa la porte et fut aussitôt saisi par l’ atmosphère lourde de la pièce. Toute en tentures et rideaux d’un rose cramoisi, la lumière n’y glissait qu’un maigre rayon, avec difficulté. Dans l’ombre du baldaquin, on distinguait à peine la jeune demoiselle, assise et immobile. Aucune décoration, hors-mis un immense portrait en pied de la Colonelle et de son époux en tenue d’ apparat !

    Wolfgang Pembroc s’ avança en tendant le livre.

« Vous avez oublié ceci l’ autre soir ! »

   Elle le lui arracha presque des mains, articulant juste un borborygme qu’il décida de prendre pour un remerciement.

Ils se toisèrent en silence. Elle devait se demander quand il disparaitrait.

« Vous m’aviez dit que vous aviez des Amis. Ce livre en fait un mais où sont les autres ? »

      Elle haussa les épaules avec dédain. Mais le vieux camelot ne se décourageait pas si facilement.

« Peut-être ce jeune garçon qui vit de l’ autre côté de la rue ? »

  Elle daigna enfin sortir de son mutisme.

« Vous n’y pensez pas ! Un fils de bourgeois ! Moi il me faut au moins un prince ! »

    Pembroc ricana.

«  Comme celui de la fée aux perles ? »

   Mathilde rosit légèrement et son regard noir jeta des éclairs.

« Sortez ! »

   Pemberton obéit, tout en affichant un sourire facétieux qui ne trompait pas la jeune fille sur le sérieux qu’il lui accordait. Sur le seuil, il s’arrêta pourtant.

«  Au fait ! J’ai plaidé votre cause et dit à Monsieur votre père que vous vous étiez grandement excusée. Il a levé les arrêts ! »

 Et il sortit en émettant un petit son de grelot, comme chaque fois qu’ il riait.

 

 

 

10

  Eric tortillait son béret et hésitait encore. Même le drôle de chapeau du curieux vieillard qui lui avait fait la causette pour l’encourager suffisait à peine à le pousser en avant.

    Elle était si proche et pourtant tellement dans un autre monde, à des milles de lui ! Assise sur son banc, absorbée dans son livre, elle ne l’ avait pas vu ; Ou bien, l’ ignorait elle ?

      A travers les feuillages, Pembroc lui dardait de sévères traits de tous ses yeux noirs.

  Il s’enhardit.

«  Bonjour ! »

   Elle leva à peine la tête et la replongea aussitôt vers son précieux ouvrage.

« Bonjour ! » insista-t-il « Je m’appelle Eric et je crois que nous sommes voisins… »

    La statue restait de marbre. Le jeune garçon commençait à sentir son idolâtrie se muer en sourde irritation.

«  Mon père est tisserand. Enfin il dirige une grosse filature sur Guéret ! »

  Elle se leva brusquement et le fixant comme pour le dévorer lui répliqua sèchement.

 « Le mien, monsieur, est Colonel et ne pourrait s’ adresser au votre que pour lui ordonner de coudre ses habits ! ».

    La petite peste claqua son livre, en colère et se leva pour s’éloigner au plus vite. Désappointé et vexé, Eric la regarda descendre vers le ruisseau.

Pembroc sortit de son taillis et s’approcha de lui.

«  Fichu caractère ! »

    Il posa sa main sur l’épaule du jeune garçon et le poussa en avant.

«  Allez, mon garçon, après une telle rebuffade, il ne s’agit pas de se considérer comme battu. Rattrapez là et montrez-lui qui vous êtes ! »

 

Entracte :

      La pluie de couleur tombe abondamment sur elle maintenant, colorant ses doigts, ses épaules de bleu, de rose…les teintes se diluent et se rejoignent en motifs compliqués, en volutes mauves sur son visage…

   Les mots lui reviennent…ses mots, ses chers mots !

    Elle n’ a rien à faire ici !

   Son monde est ailleurs… dans ces phrases qui commencent à s’ assembler et font trembler les murs du labyrinthe !

   Elle est la Fée aux perles !

   Bientôt elle sera libre !

    Elle se lève brusquement et hurle !

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                                                        11

Mathilde filait le long du ruisseau. Bien qu’elle s’en défende, elle ne pouvait s’empêcher de guetter l’ audacieux qui avait osé l’ aborder. Et de temps à autres, elle jetait un regard par-dessus son épaule. Il se rapprochait.

  Tout en sentant une indicible colère monter en elle, elle ressentait une pointe de fierté lui faire des clins d’œil au fond d’elle-même.

  Un peu plus loin le ruisseau suivait en cascade une pente abrupte et filait vers le Cher.

  L’ effronté qui la suivait n’était plus très loin. Il fallait qu’elle s’en débarrasse avant d’ être acculée, avant que le ravin ne lui barre la route. Elle évalua la taille des pierres au fond de l’ eau et se décida à tenter la traversée.

   Eric s’ arrêta. Elle était folle ! Les roches verdies par les mousses et les algues glissaient comme des miroirs de glace !

  Soudain, la fillette se figea en hurlant de douleur et se prit la tête à deux mains. Un atroce hurlement lui vrillait le crâne. Dans son geste maladroit, elle expédia son livre qui atterrit dans les roseaux de la rive, tituba et s’ affala dans l’ eau qui ne tarda pas à l’ avaler.

    En haut du talus, Pembroc suivait la scène. Horrifié il assistait, impuissant à la noyade de la jeune fille, entrainée vers la chute d’ eau.

   Mais Eric, libéré de toute timidité, avait quitté veste et chaussures et déjà plongeait. Rapidement il fut à la hauteur de la jeune fille et tenta de l’ empoigner pour la tirer vers la rive. Les gestes affolés de Mathilde le gênaient. L’ eau rentrait déjà dans sa bouche. Ils allaient succomber tous les deux. Le bruit de la chute d’eau couvrait ses cris. Sa vue devenait floue. Et soudain, une poigne vigoureuse lui crocha l’épaule, le tirant ainsi que sa protégée sur la berge.

   Le marchand de couleurs s’ essuya le front d’un revers de main. Il réalisait encore mal le drame qu’ils venaient de frôler.

   Eric reprenait son souffle péniblement. Dans l’ herbe, Mathilde bougea. Il se pencha sur elle.

   Alors la jeune fille ouvrit les yeux. Tout mépris en avait été effacé.

«  Mon prince m’a sauvée ! » murmura-t-elle mélodramatiquement.

Pembroc tourna la tête pour cacher son hypocrite envie de rire. C’est alors qu’ il aperçut le livre.

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12

          Le colonel, impressionnant de grave solennité, posa sa large patte de soldat sur l’ épaule d’ Eric.

«  Jeune homme ! vous avez sauvé la vie de ma fille ! »

    Pembroc souriait. Il avait un peu agrémenté le récit des péripéties. Mais après tout !Il n’ avait pas été parfait lui-même.

 Le Colonel poursuivait son homélie.

«  Je vous dois beaucoup !  Demandez- moi ce que vous voulez ! »

    Le jeune homme, entortillé dans une grande couverture, essuyait encore les gouttes qui dévalaient sur son front. Impressionné par l’ allure martiale et la grandiloquence du père de Mathilde, il balbutia.

«  Juste votre autorisation de venir voir Mlle Mathilde de temps en temps…

  • Mais tous les jours, si vous voulez, jeune héros !»

 Une tranche de soleil passa dans le regard du jeune garçon.

« Je peux la voir maintenant ? »

        Le militaire se tourna vers le camelot.

«Ça ne vous dérange pas de le conduire, cher ami ? »

  Le « cher ami » se hâta d’obtempérer. Et il conduisit Eric jusqu’ à la chambre de Mathilde qui, morte d’ impatience, attendait, porte entrebâillée.

      Pembroc se retrouva seul sur le palier. Mademoiselle de la Taillerie avait de nouvelles préoccupations pour lui envahir le crâne. Il sortit alors le livre de sa poche et l’ ouvrit. Au chapitre de la Fée aux perles, des mots, des phrases, encore timides , se dessinaient à nouveau. Quelque part, une fée qui n’ existait que parmi eux, avait retrouvé sa non-existence de papier…

                                                                  St Léger, Mars 2021

 

 

 

[1] Petit peuple : nom communément donné au peuple des fées, lutins trolls et autres gnomes…

 [m1]

 [m2]

Wolfgang Pembroc, Marchand de couleurs.j
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